Dans le roman d’Eugène Ebodé « Habiller le ciel », l’amour maternel rime avec l’éternel

Après son magnifique « Brûlant était le regard de Picasso », roman paru aux éditions Gallimard l’année dernière, consacré notamment à l’histoire de Mado, née en 1936 au Cameroun, d’un père suédois et d’une mère camerounaise, Eugène Ebodé, désormais administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains à l’Académie du royaume du Maroc, revient avec un onzième roman intitulé « Habiller le ciel », publié récemment aux éditions Gallimard. Dans ce roman, l’écrivain franco-camerounais nous plonge dans son histoire familiale, mais aussi celle du continent africain. 

TV5MONDE : Votre dernier roman, « Habiller le ciel », c’est plus qu’un hommage à feue votre mère, c’est une ode à toutes les mamans. De quel besoin est né cet opus ? A quels impératifs répond-il ?
Eugène Ebodé : Avec la disparition d’un parent, qui correspond à un violent coup de gomme du destin, vient un double effacement : celui ou celle qui est rappelé(e) à Dieu disparaît, en même temps que nous semblons aussi nous dissoudre par rapport à lui ou à elle. La mort physique crée des effacements ; la communication semble rompue dans les deux sens. Je le conteste. Ode aux mamans est en effet un juste résumé de l’opération de restauration de l’âme de la disparue, qu’il m’a semblé utile d’accomplir avant l’envol des souvenirs. Avant donc la liquidation du stock d’émotions pour parler comme les gestionnaires. Cela aussi m’a paru une cruauté psychique et un non-sens.
 

Sur cette photo de famille, feue la mère de l'écrivain franco-camerounais Eugène Ebodé, se tient aux côtés de son frère Laurent, à Yaoundé, au Cameroun, en 2019.

Sur cette photo de famille, feue la mère de l’écrivain franco-camerounais Eugène Ebodé, se tient aux côtés de son frère Laurent, à Yaoundé, au Cameroun, en 2019.

J’ai donc essayé de mobiliser la mémoire dans une forme d’accouchement symbolique de maman. Mes souvenirs me sont apparus telle une grossesse. C’est ainsi qu’en accouchant de ma défunte mère, j’entonnais aussi le chant d’hommage à toutes les mères. Le besoin est celui des adieux différés et plus complets qu’une cérémonie communautaire ou figée par les conventions. J’ai donc, au fil des pages, fabriqué un catafalque de papier. A travers un temps que j’appelle roman, le passé recomposé. Il l’est par une intention et une nécessité : remercier et immortaliser l’absente. La rétablir en somme.

TV5MONDE : Dès la première page du livre, vous écrivez : « Je n’ai cependant pu me hâter vers Mère pour sceller nos adieux définitifs. Ai-je eu tort ? ». Est-ce que vous pensez pouvoir répondre un jour à la question de savoir pourquoi vous n’avez pas assister aux obsèques de votre mère ?

Eugène Ebodé : Je n’y étais pas physiquement. Mais nous nous parlions elle et moi. J’étais son cœur battant, elle, mes yeux clos. Il y a une vie là où danse la mort. Il faut juste faire un pas de côté, du côté de ce qui est inoxydable et des sommes d’émotions d’hier que l’on peut reconvertir en écrits phosphorescents. Ne pas assister aux obsèques n’était pas non plus prémédité. Le contexte de Covid à son importance. De même que septembre, le mois de la rentrée des classes. Je le dis dans le roman.

Maman s’éteint le mois où tout « reprend », rentre dans l’ordre qu’elle appréciait : l’école.

Eugène Ebodé, écrivain

Maman s’éteint le mois où tout « reprend », rentre dans l’ordre qu’elle appréciait : l’école. Elle n’y avait jamais été, ne savait ni lire ni écrire. Le destin a été cruel en la retirant de la vie en pleine rentrée des classes. Il est possible que le psychanalyste explique mon absence à l’enterrement par le refus de la mort de ma mère. Il a raison : toute mère est éternelle ! Vilaria ne pouvait pas mourir. Elle en a du reste donné la preuve dans le livre.

TV5MONDE : Justement, Vilaria, votre mère, était une danseuse émérite, qui a abandonné sa carrière pour consacrer sa vie à la réussite de ses enfants. Comment a-t-elle vécu ce sacrifice ? Et que vous reste-t-il de cet esprit de sacrifice ?

Eugène Ebodé : Elle a vécu en dansant par procuration : en voulant que l’acquisition des connaissances soit une fête permanente, continue. L’école était à ses yeux une réalité augmentée par le recul de l’ignorance. Il me reste de sa hargne à nous inciter à acquérir des connaissances et des parchemins une soif inextinguible de leçons.

Elle m’a inoculé un esprit de curiosité positif et une disponibilité à l’autre, ce puits de mystères. C’est aussi la raison pour laquelle j’aime voyager, car voyager c’est apprendre. Et puis, dans le roman « Habiller le ciel », elle m’a entrouvert les portes de son nouvel univers. C’est fascinant. Sa manière de me donner des nouvelles de mon père est touchante et drôle à la fois. Sa façon de revoir la copie est aussi tordante.

TV5MONDE : Les obstacles sur votre chemin, comme ce baccalauréat que vous êtes obligé d’aller passer au Tchad, nous mettent en présence d’un véritable parcours initiatique. Est-ce à postériori le sentiment que vous avez ? Quels souvenirs gardez-vous du coup d’Etat que vous avez vécu au Tchad à l’époque ?

Eugène Ebodé : Oui, il s’agit d’un chemin initiatique vers l’accomplissement de soi à travers des obstacles surmontés, des chutes et des découragements vaincus, en définitive. Le parcours initiatique vise aussi le romancier comme l’artiste. Chacun, sur les sentiers de l’éveil, reçoit des coups. Ils font partie de la vocation. De l’existence tout court.
 
Quant au coup d’Etat au Tchad, il m’a foudroyé à l’époque, comme il a anéanti ou perturbé des projets de milliers de personnes. Aujourd’hui, j’en tire des réflexions sur les dons ou acquis culturels qui sont des legs collectifs. L’amour de la guerre peut aussi être transformé au Tchad en amour pour la défense du continent africain. Ici j’évoque la possibilité que l’armée tchadienne devienne l’embryon de l’armée panafricaine. Ceci suppose que les processus d’intégration communautaire auront en amont évolué et solidifié l’idée de l’unité africaine par des transfert de souveraineté. Deux axes me semblent ici capitaux : la défense et la culture. Le nouveau projet panafricaniste doit les considérer comme capitaux.

L'écrivain franco-camerounais Eugène Ebodé, par ailleurs Administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains, à l'Académie du Royaume du Maroc, lors du colloque sur la famille, organisé par l'Académie les 22 et 23 septembre 2022. 

L’écrivain franco-camerounais Eugène Ebodé, par ailleurs Administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains, à l’Académie du Royaume du Maroc, lors du colloque sur la famille, organisé par l’Académie les 22 et 23 septembre 2022. 

Sur le plan culturel, le Maroc est de ce point de vue en avance. La vision de Sa Majesté le Roi Mohammed VI du Maroc est performative et montre que le chemin vers le rayonnement et l’excellence africaine passe par le partage et l’exposition de nos cultures. Les arts de vivre africains sont ainsi du côté du liant et non des oppositions, du côté des passerelles et des imaginaires vus comme une perspective d’enchantement pour rompre avec nos ressassements et nos lamentations. C’est en exposant la puissance de ses imaginaires que l’on s’affirme et se fortifie. La Chaire des littératures et des arts africains que je dirige à l’académie du Royaume du Maroc a l’ambition de nourrir cet horizon de reconnexion de l’Afrique à elle-même.
 
TV5MONDE : Le livre se termine par un chapitre intitulé très poétiquement « Missive d’outre-limbes ». Vous y dialoguez avec feue votre mère. Elle vous écrit depuis « le pays inviolable ». Qu’est-ce qui, selon vous, distingue la littérature africaine des autres ?

Eugène Ebodé : Le champ ouvert au visible et à l’invisible. Il s’agit d’une littérature qui tient compte du statut de l’Ancêtre et l’écrit. Elle tient aussi grand compte de la réalité augmentée par le recours aux mondes irrationnels et qui se frottent au nôtre, l’alimentent ou le combattent. Nous sommes ce que nous sommes, car le produit de nos pères, de nos mères et de l’Ancêtre. Parfois, ce dernier nous parle derrière la montagne. Ceux qui ont l’ouïe fine (je ne parle pas de moi), nous ont appris, comme Birago Diop, de tendre l’oreille à l’herbe qui frémit comme à l’eau qui coule.

Ceci est une invitation à la curiosité comme à l’humilité. Être à la disposition des murmures de la nature est une position forte en ceci qu’elle intègre le multiple dans la grandeur, la magnificence de la création. À l’heure où la réflexion sur les nuisances environnementales est brûlante (en raison du réchauffement climatique), l’humilité redevient une valeur de sauvegarde et de sagesse. L’Afrique antécoloniale l’a défendue. Sa position n’est pas d’accuser l’Occident par goût de la vengeance, mais de l’inviter à abandonner son masque de leader.

Il serait davantage celui du fossoyeur si l’Occident persistait à vouloir conduire le monde sans les autres, sans la voix de l’Afrique. Mère ne dit pas autre chose qui me raconte comment la vie qu’elle a désormais dans les limbes est une suite de ravissements où les prétendus puissants suivent un stage de « redressement ». Cela s’applique aussi au machisme si cruel autour de nous.
 
TV5MONDE : Que signifie l’expression ewondo, l’une des nombreuses langues camerounaises, « Mbil idou inga kat Kara » ?
 
Eugène Ébodé : Probablement le sésame vers la connaissance. J’ai longtemps médité et interrogé cette phrase livrée à mère comme une formule magique pour l’accomplissement du miracle de ma guérison. Littéralement, elle dit combien le refuge d’une petite souris est inaccessible à un crabe armé de terrifiantes pinces. Il ne sert à rien de proclamer sa puissance, car elle peut s’avérer vaine. Cette formule montre aussi toute la richesse d’interprétation des langues africaines sur le plan conceptuel et esthétique. C’est l’enjeu de la visibilité de nos littératures. Elles vont plus loin que les registres auxquels elles sont cantonnées. Voilà une phrase posée comme offrande à toutes les traductions. Pour nos enrichissements partagés.

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