Depuis notre plus tendre enfance, nous avons tous appris les rudiments des nombres en passant par plusieurs étapes de base. Par exemple, même les plus grands cerveaux de l’histoire des mathématiques ont commencé en comptant sur leurs doigts avant de passer aux additions et aux multiplications.
Ces développements ont eux-mêmes conduit à l’apparition de nouveaux outils révolutionnaires, à commencer par l’informatique. Les ordinateurs sont capables d’ingurgiter des problèmes mathématiques très complexes, puis de proposer une réponse fiable en moins de temps qu’il n’en faut à un humain pour lire l’énoncé.
Forcément, cette technologie a complètement révolutionné tous les travaux qui impliquent des calculs complexes. Par exemple, dans les années 50, la NASA s’appuyait sur une véritable armée d’« ordinateurs humains » qui calculaient, entre autres, toutes les trajectoires des fusées à l’aide d’une calculatrice rudimentaire. Cette profession a été rendue complètement obsolète par la montée en puissance de l’informatique.
Instinctivement, on pourrait donc se dire que le problème de la complexité des équations a plus ou moins disparu. Après tout, en cas de pépin, il suffit d’augmenter la puissance de la machine, n’est-ce pas ? C’est en fait plus compliqué que cela. Car plus la science avance, plus les besoins en termes de puissance de calcul augmentent de façon exponentielle.
La physique des particules, une torture pour les machines
C’est en partie la faute des physiciens, et en particulier ceux qui travaillent à la plus petite des échelles. En effet, la physique des particules fait intervenir certaines des équations les plus longues qui soient. Et surtout, leur complexité augmente à une vitesse affolante dès qu’on intègre de nouveaux paramètres. Pour l’anecdote, dans ce contexte, on ne peut même plus parler de hausse exponentielle ; les spécialistes parlent plutôt de hausse factorielle.
Autant dire qu’il est tout simplement illusoire d’espérer dompter ces monstres mathématiques avec un crayon et du papier… et pendant longtemps, même les processeurs les plus puissants ont eu toutes les peines du monde à y parvenir.
En effet, les premiers ordinateurs disposaient de quantités de mémoire vive ridicules par rapport aux machines modernes. Et cela posait un problème de taille — littéralement. Car pour traiter une équation, un ordinateur doit d’abord la stocker dans sa RAM ; or, les équations de physique des particules étaient tout simplement trop longues pour être conservées en entier dans la mémoire vive !
Résultat, il fallait les stocker en partie sur un disque dur standard (HDD). Les données devaient donc multiplier les allers-retours entre le disque dur et la RAM. Cela a pour effet de ralentir encore davantage la résolution de ces équations déjà effroyablement difficiles à traiter.
FORM, une révolution pour la recherche…
Pour éviter de se retrouver dans un cul-de-sac technologique en attendant d’avoir accès à davantage de RAM, il a donc fallu opter pour un autre angle d’attaque : l’optimisation du versant logiciel. C’est ainsi que dans les années 1980, un physicien néerlandais du nom de Jos Vermassen a accouché d’un programme qui allait changer radicalement le quotidien des chercheurs.
Le programme en question, baptisé FORM, permet de contourner ce problème de mémoire. Le physicien Matt von Hippel explique qu’il permet de découper ces équations en différents termes, puis d’assigner chacun d’entre eux à une zone prédéterminée du disque dur.
En d’autres termes, cela permet au processeur de traiter le HDD un peu comme de la mémoire vive. Grâce à cette réorganisation opérée par FORM, ces équations colossales peuvent être traitées beaucoup plus rapidement.
Cette technique a tellement bien fonctionné que FORM s’est immédiatement imposé comme un outil incontournable en physique des particules. Et son importance n’a pas diminué depuis. Aujourd’hui encore, plusieurs articles scientifiques basés sur FORM sont encore publiés chaque semaine. « La plupart des résultats de haute précision que notre groupe a obtenus sur les 20 dernières années étaient largement basés sur du code FORM », explique Thomas Gehrmann, un physicien suisse interviewé par Quanta Magazine.
Et tout indique que cet algorithme continuera de jouer un rôle déterminant à l’avenir. « Ce concept restera pertinent, peu importe la croissance de la mémoire, parce qu’il y aura toujours un problème de physique qui sera limité par la quantité de mémoire disponible », explique Ben Ruijl, un ancien étudiant de Vermaseren aussi interviewé par Quanta.
… qui menace de tomber en ruines
Mais cet état de fait pourrait désormais être remis en question. Car même s’il ne s’agit pas d’outils physiques, les logiciens ne sont pas éternels pour autant. Au fil des mutations de l’informatique, il faut aussi réaliser des maintenances et mises à jour régulières pour qu’ils restent compatibles avec le reste de l’écosystème.
Et c’est là que les physiciens se retrouvent confrontés à un très, très gros problème.
Il s’agit en effet d’un logiciel extrêmement complexe et surtout ultraspécialisé ; comprendre les détails de son fonctionnement nécessite des connaissances extrêmement poussées en informatique, largement hors de portée pour la plupart des spécialistes de la physique des particules.
Cela signifie qu’il n’y a pas beaucoup de personnes qui disposent de compétences suffisantes dans ces deux domaines pour assurer l’entretien de FORM. En fait, il n’y a même qu’un seul humain capable de le faire à l’heure actuelle… et il s’agit de Vermaseren, le père du logiciel en personne.
Or, à 73 ans passés, l’intéressé commence à se diriger vers une retraite bien méritée. Mais il tarde encore à se mettre complètement en retrait, et pour cause : il n’y a pas encore le moindre successeur à l’horizon !
Si personne ne parvient à reprendre le flambeau, le logiciel va progressivement devenir de moins en moins utilisable, puis complètement obsolète. Et connaissant son importance, c’est toute la recherche en physique des particules pourrait en faire les frais pendant de longues années.
La grande question, c’est de savoir comment nous avons pu en arriver là. Comment se fait-il qu’une discipline scientifique de pointe, en plein boom en ce moment, dépende à ce point d’une unique solution logicielle maîtrisée par une seule personne dans le monde ? La réponse émerge d’un des grands problèmes de la recherche moderne, à savoir la pression de la publication.
Pour accéder aux revues scientifiques prestigieuses, trouver des fonds et viser des récompenses comme le Nobel, il faut d’abord gagner en notoriété. Et forcément, cela implique de se montrer. Pour un jeune chercheur, cela passe obligatoirement par le fait de publier une quantité considérable de papiers de recherche qui seront idéalement cités par d’autres chercheurs.
Certaines thématiques génèrent donc une visibilité importante. A l’inverse, d’autres travaux ont tendance à passer presque inaperçus. Annoncez la découverte d’une nouvelle particule après une mesure révolutionnaire, et vous obtenez un scoop scientifique garanti ! Par contre, pour tous les chercheurs qui ont participé au développement des outils nécessaires, l’exposition sera beaucoup, beaucoup moins importante.
Pour un jeune chercheur, la conclusion est donc claire : aujourd’hui, la voie royale, c’est de proposer des résultats expérimentaux marquants. À l’inverse, se spécialiser dans la maintenance des outils, c’est souvent le meilleur moyen de finir sa carrière aux oubliettes académiques, ce qui équivaut à un suicide professionnel pour un débutant très ambitieux.
Un problème systémique qui mérite plus d’attention
On comprend donc aisément pourquoi Vermaseren a tant de mal à trouver un successeur pour entretenir FORM. Certes, Ben Ruijl travaille « sporadiquement » sur le programme avec quelques autres anciens padawans du créateur. Mais pour faire avancer leurs carrières respectives, ils doivent aussi publier leurs propres travaux. Impossible de se consacrer exclusivement à FORM. C’est donc le pseudo-retraité qui assume encore le plus gros du travail.
À court de solutions et probablement épuisé, il a donc pris le taureau par les cornes. En avril prochain, il organisera un vaste colloque avec les utilisateurs de FORM pour discuter de son avenir. Avec un peu de chance, cela permettra peut-être de faire émerger un successeur. Ou au moins de trouver des pistes pour sauver ce que Matt von Hippel décrit comme « l’un des outils les plus puissants de la physique ».
Mais même si un petit nouveau reprend les rênes dès demain, ça permettra seulement de traiter les symptômes d’une maladie systémique bien plus profonde. Le vrai problème, c’est le système actuel qui pousse à la publication tous azimuts, aux dépens de travaux de fond moins « publiables » mais tout aussi importants en pratique.
Le cas de FORM est un exemple particulièrement flagrant. Mais il existe aussi des tas d’autres logiciels et outils de ce genre. Et la communauté scientifique a parfois tendance à les tenir pour acquis – à tort. Si cette dynamique perdure, à terme, d’autres disciplines pourraient donc se retrouver dans des situations comparables à celle que la physique des particules traverse en ce moment. Il sera donc intéressant de voir si les institutions qui pilotent la recherche scientifique à l’échelle globale sauront tenir compte de ces signaux d’alerte préoccupants.