Centenaire de la naissance de Sembène Ousmane, grand pionnier de la littérature et du cinéma africains

En cette année du centenaire de la naissance de Sembène Ousmane, l’œuvre littéraire et cinématographique de celui que l’on appelait affectueusement « l’aîné des anciens », reste encore aujourd’hui l’une des plus riches du continent. Esprit rebelle au caractère très affirmé dès l’adolescence, Sembène Ousmane se lance très tôt dans le monde du travail, avant de s’exiler volontairement en France où il va notamment embrasser la littérature en autodidacte. Mais pour toucher le plus grand nombre, il choisit le cinéma, tout en poursuivant sa carrière d’écrivain. Il nous laisse en héritage une œuvre foisonnante et pleine d’engagements.

Comme pour de nombreuses personnes de notre génération, celle née après les indépendances, dans les années 1960 et 1970, Sembène Ousmane est d’abord un écrivain, un romancier de grand talent. Nous sommes en effet nombreux à avoir découvert cet auteur au collège ou au lycée, grâce à ses romans qui figuraient alors en bonne place dans les programmes scolaires.

La vie en pleine période coloniale

C’est à Ziguinchor, en Casamance, au sud du Sénégal, que Sembène Ousmane vient au monde en 1923, au sein d’une famille de pêcheurs lébou, l’un des nombreux groupes de populations sénégalais. Nous sommes en pleine période coloniale. Et comme la plupart des enfants de la région à l’époque, le petit Sembène fréquente d’abord l’école coranique avant d’embrasser l’école française.

En 1936, il part à Dakar, alors capitale de l’AOF, l’Afrique occidentale française, pour y préparer son certificat d’études primaires. Elève au tempérament insoumis et plutôt rebelle, Sembène Ousmane a tout juste 13 ans lorsqu’il quitte finalement les bancs de l’école, après une vive altercation avec l’un de ses instituteurs qui voulait l’obliger à apprendre le corse.

Après de nombreuses péripéties et quelques petits boulots nécessaires à sa survie, le jeune Sembène intègre un régiment de tirailleurs sénégalais.

En ce début dans années quarante, les puissances impériales que sont la France et la Grande-Bretagne sont toujours en difficulté face aux troupes de l’Axe. A travers l’impôt, et surtout le recrutement, souvent forcé, dans l’AOF, mais aussi l’AEF, l’Afrique équatoriale française, le continent africain vit lui aussi au rythme de la Seconde Guerre mondiale. C’est après la visite du général de Gaulle au Sénégal en 1942, que Sembène Ousmane rejoint le 6ème régiment d’artillerie coloniale.

Cette expérience fondatrice renforcera le côté rebelle de Sembène Ousmane qui en fera l’un des ferments de ses œuvres littéraires et cinématographiques. Peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, Sembène Ousmane embarque clandestinement pour la France. Il débarque à Marseille et comme de nombreux clandestins, il exerce des petits boulots pour survivre.

Très vite, le jeune Sembène devient docker au port de Marseille. Il adhère à la CGT dans la foulée, mais aussi au PCF, le Parti communiste français. C’est donc tout naturellement qu’il milite contre la guerre en Indochine et pour l’indépendance de l’Algérie. Curieux et soucieux d’améliorer sa culture générale, Sembène Ousmane suit les cours offerts par le PCF et fréquente assidûment la bibliothèque de la CGT. Résultat : il développe au fil des ans un intérêt accru pour l’écriture et la littérature.

Et en 1956, dix ans après son arrivée en France, Sembène Ousmane publie son premier roman, Le docker noir, aux éditions Présence africaine, alors dirigées par son fondateur, Alioune Diop. Avec ce roman, Sembène Ousmane explore sa propre expérience de docker noir et africain, à Marseille, dans les années 1950. L’occasion pour lui de traiter également des questions liées à l’immigration et à la présence des minorités dans la société française de cette époque au cours de laquelle, colonisation oblige, elles sont souvent traitées avec condescendance.

La littérature et le cinéma comme modes d’expression

L’année suivante, Sembène Ousmane publie aux éditions Amiot Dumont, un nouveau roman intitulé Ô pays, mon beau peuple, dans lequel il nous raconte l’histoire d’un jeune sénégalais, Oumar Faye, qui retourne dans sa Casamance natale après un séjour en Europe d’où il n’a pas seulement ramené une femme blanche, mais aussi quelques idées occidentales sur la vie au quotidien.

En 1960, Sembène Ousmane publie aux éditions Le livre contemporain, un roman devenu aujourd’hui un classique de la littérature africaine, Les bouts de bois de Dieu. Avec une verve parfois teintée d’un humour caustique, Sembène Ousmane nous raconte ici l’histoire vraie de la fameuse grève des cheminots de 1947-1948, à laquelle il avait lui-même pris une part active. Les grévistes du Dakar-Niger, la ligne de chemin de fer reliant Dakar à Bamako, réclamaient des droits identiques à ceux de leurs collègues français. Dans ce roman, Sembène Ousmane tord le cou aux idées paternalistes défendues jusque-là par les colons.

L’année de la parution de ce roman, Les bouts de bois de Dieu, Sembène Ousmane rentre en Afrique alors que s’ébranle le train des indépendances sur le continent, avec notamment le Soudan français, devenu aujourd’hui le Mali, mais aussi son Sénégal natal. Auteur militant et marxiste convaincu, Sembène Ousmane effectue quelques voyages au Mali, en Guinée et au Congo Brazzaville. Mais il pense surtout à se tourner vers le cinéma afin de toucher le plus grand nombre, et peut-être donner une autre image du continent.

Après son retour, Sembène constate en effet qu’il n’est pas lu sur le continent, et que le taux d’analphabétisme peut y atteindre 99% dans certaines régions. Le cinéma lui apparaît donc comme le meilleur moyen d’atteindre ce public qui n’a pas accès au livre. Et comme le souligne son ami et collègue Paulin Soumanou Vieyra, dans son livre Le cinéma africain, des origines à 1973, paru chez Présence africaine, « […] Ousmane Sembène est venu au cinéma par la littérature et à la littérature par l’action syndicale à Marseille. » Grâce à une bourse, Sembène Ousmane effectue un stage d’un an au studio Gorki de Moscou, en URSS.

Et c’est finalement en 1963 que Sembène Ousmane réalise son premier film, un court métrage de 22 minutes intitulé Borom Sarret, qui obtient cette année-là le prix de la première œuvre au festival de Tours, en France. À travers ce film, Sembène Ousmane s’intéresse à la situation sociale du Sénégal postindépendance. Borom Sarret est en effet l’histoire de la journée du Bonhomme Charrette dans les rues de Dakar, la capitale sénégalaise. Fidèle à sa tradition militante dans ses œuvres artistiques, Sembène Ousmane nous plonge ici dans le Dakar populaire, qu’il oppose aux quartiers cossus, anciennement occupés par les colons, et qui sont désormais le fief de la nouvelle élite dirigeante, qui en interdit l’entrée aux charretiers.

L’année suivante Sembène réalise son deuxième court-métrage intitulé Niaye, avec lequel il remporte notamment une mention spéciale au Festival international du film de Locarno. Dans ce film de 35 minutes, tiré de Vehi-Ciosane, une nouvelle qui sera publiée deux ans plus tard, en 1966, aux éditions Présence africaine, Sembène Ousmane nous raconte l’histoire d’un griot témoin de la décadence des mœurs dans son village.

Un héritage riche et foisonnant

À sa sortie, Niaye suscite de nombreuses critiques au Sénégal. Beaucoup reprochent au cinéaste d’évoquer l’inceste dans ce film. « A la vérité, écrit Paulin Soumanou Vieyra dans son livre Le cinéma africain, des origines à 1973, je crois que les Africains reprochent à l’auteur de ne pas montrer un visage plus aimable du pays et surtout d’avoir fait « pénétrer les étrangers dans la maison ». Car avec ce film, on se trouve réellement au sein de la communauté villageoise, à participer aux problèmes domestiques. Il est vrai aussi que le film a un ton polémique et quelque peu moralisateur. »

En 1966, Sembène Ousmane sort La Noire de…, premier long métrage réalisé par un Africain au sud du Sahara. Le film est présenté cette année-là au public sénégalais dans le cadre du Premier festival mondial des Arts nègres, initié par feu le président Léopold Sedar Senghor. Après avoir obtenu le prix Jean Vigo à Paris, le film remporte à Dakar le Grand prix du festival des Arts nègres.

Ceux qui ont parlé de racisme au sujet de ce film ont tort

Paulin Soumanou Vieyra, cinéaste

La Noire de… est tiré d’une nouvelle incluse dans le recueil intitulé Voltaïque, paru aux éditions Présence africaine en 1962. L’histoire est toute simple en apparence. C’est celle d’une jeune bonne sénégalaise comme cela se disait à l’époque (aujourd’hui on dira plus volontiers aide-ménagère), qui a suivi ses employeurs à Antibes, dans le sud-est de la France. Une fois sur place, elle se voit confier toutes les tâches ménagères, alors qu’au Sénégal, elle ne s’occupait que des enfants. Le rêve de cette jeune fille se transforme progressivement en cauchemar, au point de la conduire au suicide, par désespoir.

Pour Denise Brahimi, auteure de Cinémas d’Afrique francophone et du Maghreb : « L’Afrique est ici représentée par une jeune femme, Diouana, qui transportée en France par ses anciens maîtres perd pied et ne trouve pas d’autre issue que de se donner la mort. » Quant à Paulin Soumanou Vieyra, cette histoire permet à Sembène Ousmane de mettre en question les rapports entre les nantis et les autres. Par conséquent, ajoute-t-il, « ceux qui ont parlé de racisme au sujet de ce film ont tort. »

Une chose est certaine cependant, La Noire de… installe définitivement Sembène Ousmane comme un grand cinéaste. Le film sort en France en avril 1967, et reste à l’affiche durant deux semaines seulement, au cinéma d’essai du Luxembourg, à Paris. A Dakar, il est présenté en soirée de gala au Théâtre Daniel Sorano le 4 février 1967, en présence des ministres sénégalais de l’Information et de la Culture.

Entre février et mars 1967, Sembène Ousmane s’est lui-même chargé de présenter le film à Saint-Louis, Kaolack, Thiès et Ziguinchor. Dès lors, Sembène Ousmane enchaîne les tournages : Le mandat en 1968, un court métrage intitulé Taw en 1970, Emitaï (Dieu du tonnerre) en 1971, Xala en 1974 et Ceddo en 1976. Douze ans plus tard, en 1988, Sembène réalise Camp de Thiaroye, un long métrage qui revient sur un épisode tragique de l’histoire sénégalaise contemporaine.

En 1944, les autorités coloniales françaises répriment dans le sang une révolte de tirailleurs sénégalais de retour dans le pays et qui réclamaient le paiement de leurs soldes. Au total, Sembène Ousmane aura réalisé 4 courts-métrages, 9 longs-métrages et publié une dizaine d’ouvrages. Surnommé affectueusement l’ainé des anciens, Sembène Ousmane est mort à Dakar en 2007.

AFP

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