Karyna Gomes, chanteuse et journaliste bissau-guinéenne : «Le Peuple africain souffre et continue à être victime du système européen»

Karyna Gomes dont la maman est cap-verdienne, est une chanteuse et compositrice bissau-guinéenne. Karyna Gomes est d’abord journaliste de formation. Considérée comme l’une des chanteuses guinéennes les plus talentueuses, elle veut porter la voix de l’Afrique, des femmes et des enfants. Une femme avec des convictions et des aspirations. Elle le revendique et le chante.

Pas étonnant, elle se réclame fille d’un révolutionnaire et descendante de Amilcar Cabral. Vivant à Lisbonne, elle prépare un opus avec 6 chansons avec le rappeur angolais, Prodigio. Le premier single de cet album, qui sera lancé en 2023, s’appelle «Mais Não Digo».

Comment est né l’amour de Karyna Gomes pour la musique ?
Je suis née dans une famille très musicale parce que du côté de ma maman, il y avait le groupe Tabanka Diaz, originaire de la Guinée-Bissau, et Mikas Cabral. Tabanka Diaz, c’est l’actuel groupe africain de langue portugaise le plus connu de la Guinée-Bissau. Et du côté de mon papa, je suis la cousine de Justino Delgado, le nom solo le plus connu de la Guinée-Bissau.

Donc, j’étais bien entourée de bons musiciens dans la famille. Et ma passion pour la musique a démarré à très bas âge. Quand je suis partie au Brésil pour faire mes études journalistiques, j’ai trouvé le groupe Rejoincing Mass Choir à Sao Paulo, en chantant du gospel, j’ai pu rejoindre ce groupe. Alors, j’ai chanté pendant 4 ans avec ce groupe. Et après, quand je suis retournée en Guinée-Bissau, j’ai continué à chanter à l’église.

Mais pour démarrer ma carrière musicale, j’ai joué dans le bar de ma cousine et j’ai été repérée par un des meilleurs musiciens de la Guinée-Bissau de tous les temps, Adriano Ferreira Atchutchi, le fondateur du groupe Super Mama Djombo. Donc, ils m’ont invitée à faire partie de cette dernière génération de ce groupe. On est partis en Islande pour enregistrer leur dernier album. Et dès qu’on est rentrés, j’ai démarré une carrière, suivie avec admiration par le public bissau-guinéen.

Et j’étais encouragée par lui, pour suivre une carrière solo. J’étais journaliste spécialisée dans la communication pour le développement à ce moment-là. Dans les Ong, j’ai travaillé avec les radios communautaires. J’ai même visité le Sénégal, la Sierra-Leone et les pays où existent des radios communautaires. Mais la passion pour la musique était tout le temps là. Et j’ai voyagé partout en Afrique, en Europe et en Amérique latine.

Parlez-nous un peu de votre musique ?
C’est une musique pop. Je n’aime pas le terme afro-pop, parce que la musique africaine a toujours été pop. Elle venait toujours de la population. C’est la musique pop oui, c’est la musique africaine. Je suis une chanteuse urbaine, mais j’ai aussi une formation traditionnelle, comme presque tous les musiciens africains. La rumba congolaise, le mbalax, les rythmes traditionnels des groupes ethniques de la Guinée-Bissau, j’ai vécu l’influence de ces musiques-là, mais aussi celle de la musique afro-pop qui se fait au Nigeria. Je n’aime pas le mot, mais c’est afro-beat, afro-pop. Mais j’ai été aussi inspirée par pas mal de musiciens comme Angélique Kidjo, Youssou Ndour, Ismaël Lô. Et Ismaël Lô, c’est quelqu’un que je suis depuis toute petite. Il y a aussi les musiciens afro-américains, même les musiciens du Portugal. Il y a plein d’artistes africains qui m’inspirent. Et dans mon pays, ce sont Justino Delgado, Tabanka Diaz, le groupe Super Mama Djombo.

Vous menez une carrière de chanteuse, mais aussi de journaliste militante qui donne la parole aux femmes, aux enfants. Diriez-vous que les travaux de votre mouvement pacifiste, «Les Femmes de Guinée-Bissau, levons-nous», ont progressé au cours de ces dernières années ?
Oui ! Ce mouvement est une force spéciale dans ma carrière artistique, parce que c’est bon de savoir comment chanter, et bien. Mais c’est beaucoup mieux quand on a quelque chose en addition. Et ça, c’est une chose naturelle que j’ai grâce à mon background familial, la lutte pour les droits des femmes. Et je suis bissau-guinéenne, il y a des femmes qui se battent tous les jours pour soutenir leur famille. Donc, je me suis inspirée aussi de certaines souffrances que subissent ces femmes-là. Et quand il y avait un problème politique en 2015, on a décidé de fonder ce mouvement, «Les Femmes de Guinée-Bissau, levons-nous».

Levons-nous, pour dire, si on ne se lève pas, ils vont compromettre le futur de nos enfants. Mais, ce mouvement m’a beaucoup inspirée pour les chansons que j’écris. Par exemple, le premier album que j’ai enregistré s’appelait Mindjer, qui veut dire une femme en créole. Et le deuxième, c’est N’na, la dénomination de maman, ça veut dire maman dans plusieurs langues africaines. Et dans cet album, je parle des jeunes filles qui deviennent mamans très-tôt. Je rends hommage aux filles-mères de la Guinée-Bissau.

Alors, pensez-vous aujourd’hui que faire voyager la musique africaine à travers le monde est le moyen de changer le visage de l’Afrique ?
Oui. Parce que nous avons la voix. J’ai plus de 100 mille abonnés qui me suivent sur internet, les réseaux sociaux. Donc, ça c’est une opportunité de dire bon : «Il faut qu’on change un peu les choses.» Donner la voix à toutes ces personnes-là. Il faut qu’on pense avec responsabilité de quoi on va parler, quoi on va chanter. C’est très important de parler de notre identité, de notre continent. Je suis basée à Lisbonne et je vois toujours qu’il y a un problème avec le racisme. Le Peuple africain souffre et continue à être victime du système européen. Il faut parler de ça et se battre surtout.

J’ai un programme à la télévision nationale au Portugal et j’amène cette Lisbonne métisse, créole. Dans l’émission, on parle de tous ces sujets-là, y compris le racisme. Les gens, ils n’aiment pas. On te dit non non, nous ne sommes pas racistes, mais ils le sont. Ce n’est pas tout le monde, mais il y a tellement de racisme. Il faut parler de notre origine avec fierté et aussi dire qu’il faut changer. Ce sont des luttes qu’il faut faire.

Pour changer oui, mais ne trouvez-vous pas dommage le fait qu’un artiste africain doit d’abord passer par l’Occident pour être reconnu ?
Ça commence à changer, et Dieu merci. Si on prend l’exemple du Sénégal, Youssou Ndour, qui est sénégalais, a convaincu les gens qu’il est africain et qu’il chante en wolof. C’est son identité. Je suis comme ça. Je suis fière de ça. Cela a commencé à changer depuis les années 90, et ça commence avoir un mouvement partout en Afrique et c’est très positif. Mais il faut se battre pour que les artistes africains aillent plus loin. Il faut qu’on continue, parce qu’il n’y a pas une musique qui n’a pas une origine africaine. Toute la culture mondiale vient de l’Afrique.

Justement, vous êtes une chanteuse et journaliste militante qui propose une musique alternative, novatrice… Malgré cette volonté, n’êtes-vous pas parfois tentée de faire des morceaux à tendance plus commerciale ?
(Rires). Ma musique maintenant est totalement devenue commerciale, parce que ce sont des tendances. Mais je sais ce que je fais. J’ai appris avec une chanteuse qui a beaucoup influencé ma carrière. Elle s’appelle Sara Tavares, elle est luso-capverdienne. Elle dit qu’on va utiliser la forme et on va introduire le contenu. C’est ça que je fais. J’utilise la forme moderne. Je ne fais que du beat maintenant, mais avec un contenu et une approche organiques, et ça passe. Et surtout le live, ça fonctionne très bien parce que c’est une musique qui fait danser. Il y a toute une stratégie car il faut aussi une musique qui fait bouger le monde, danser le monde.

Vous avez évoqué tantôt les problèmes politiques de 2015 en Guinée-Bissau. Pouvez-vous nous parler un peu de votre désaccord avec l’ancien Président, José Mario Vaz ?
Moi je n’étais pas d’accord avec lui. Parce que si nous sommes dans un pays démocratique, il faut respecter le choix du Peuple. Il faut toujours respecter ce que le Peuple a choisi tout le temps. Mais lui, ce qu’il avait fait, je n’étais pas d’accord avec.

Ce n’est pas une question personnelle parce que, personnellement, je ne le connais pas et je n’ai rien contre lui. Mais l’éducation en Guinée-Bissau, c’est nul. La santé, c’est nul. Si on n’avait pas par exemple Dakar à côté, les soins allaient être très compliqués pour certains. Il y a des femmes qui perdent la vie en donnant la vie, des jeunes qui n’ont pas l’opportunité de faire des études universitaires et tout ça, parce qu’on a souvent des gouvernements qui ne s’occupent pas du Peuple.

Dans votre musique, vous affichez votre panafricanisme. D’où vous vient cela ?
Mon papa était nationaliste africain. Il était un disciple de Amilcar Cabral. Il était dans la lutte. Il était révolutionnaire. Il a lutté pour l’émancipation et la libération du Peuple africain et pas seulement de la Guinée-Bissau. Après, ils ont fait focus sur la Guinée-Bissau et le Cap-Vert. Mais avant, c’était le Parti africain pour l’indépendance (Pai). Donc, c’était une lutte nationaliste et panafricaine. Et je peux dire que ça, c’est la base de ma formation en tant que personne. Donc, je vais toujours ramener cette cause-là dans ma vie et dans tout ce que je fais. Ma fille la plus âgée a 20 ans.

On est basés en Europe et j’ai vu qu’il y a un danger de se perdre dans les concepts européens. Qu’est-ce que je fais ? Je la conduis pour faire des études africaines. Et maintenant, elle rêve de poursuivre ses études à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il faut qu’on apprenne à nos enfants que nous sommes africains, et il faut en être fier. Fiers de faire partie d’un continent où il y a les Peulhs, les Mandjaks, les Malinkés, le créole…

Lequotidien

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