Une enquête pour « génocide » visant la présidente Dina Boluarte a été ouverte mercredi au Pérou, après la mort d’au moins 40 personnes dans la violente répression des manifestations qui agitent le pays depuis la destitution de l’ancien président Pedro Castillo en décembre. Une situation explosive, qui illustre le marasme politique dans lequel le Pérou est embourbé depuis des années.
Au Pérou, une enquête pour « génocide, homicide qualifié et blessures graves » a été ouverte par la procureure générale de l’État, mercredi 11 janvier, contre la présidente Dina Boluarte et plusieurs hauts responsables, après une sanglante répression de manifestations réclamant l’organisation d’élections anticipées.
Un énième rebondissement dans la grave crise que traverse le pays andin depuis plusieurs années, qui a atteint son paroxysme depuis la destitution de Pedro Castillo, le 7 décembre dernier. L’ancien président, candidat d’une coalition de gauche élu en 2021, est accusé de rébellion, après avoir tenté de dissoudre le Parlement qui cherchait à le chasser du pouvoir.
« Le conflit risque de s’enliser »
Au moins 40 manifestants ont été tués et 600 autres blessés depuis l’éclatement des tensions. Lundi, 17 personnes sont mortes dans le seul département de Puno, où, mardi, un policier a également été brûlé vif dans son véhicule.
Cette région, épicentre des protestations, est peuplée majoritairement par les indigènes aymara, ethnie à laquelle appartient l’ancien président de la Bolivie voisine, Evo Morales. Celui-ci a d’ailleurs exprimé son soutien aux manifestants et s’est vu, lundi, interdire d’entrer au Pérou. Il est accusé par les autorités péruviennes de pousser le sud du pays à faire sécession pour le rattacher à la Bolivie.
« Je redoute qu’un point de non-retour ait été atteint, s’inquiète Camille Boutron, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) et spécialiste du Pérou. L’ouverture de l’enquête de la procureure générale pour homicide témoigne certes d’une forme d’indépendance de la justice, mais le conflit risque de s’enliser, surtout après un tel déploiement de violence. Cela va être très compliqué de calmer le jeu. »
La situation est en effet explosive au Pérou, où les manifestants réclament à la fois la destitution de la présidente, pourtant issue du même parti politique d’obédience marxiste que son prédécesseur, l’organisation d’élections anticipées et la rédaction d’une nouvelle Constitution.
Des demandes difficiles à satisfaire pour la présidente Dina Boluarte, confrontée à un Parlement refusant de se dissoudre, à un climat de tension compliquant l’organisation d’une nouvelle élection, et au marasme politique et institutionnel dans lequel le Pérou est embourbé depuis des années.
Cinq chefs d’État en six ans
Depuis 32 ans, en effet, tous les présidents péruviens, à l’exception de deux d’entre eux, ont été emprisonnés ou mis en examen pour corruption. Le pays a connu pas moins de cinq chefs d’État différents durant les six dernières années, et les dirigeants qui se sont succédé entre 2001 et 2018 ont tous été corrompus par l’entreprise brésilienne de BTP Odebrecht.
De quoi expliquer l’exaspération de la population, confrontée à la décadence de sa classe politique. « Le Pérou est complètement ingouvernable depuis des années », analyse Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). « Des présidents sont élus sur des promesses irréalistes et sans majorité au Parlement, les députés s’accrochent à leur place pour défendre leurs intérêts particuliers et bloquent toute tentative de réforme, la police et l’administration échappent au contrôle… On est dans un cycle d’instabilité politique et institutionnelle extrêmement grave. »
(Mal) élu sur la promesse de changer la Constitution et d’en finir avec la corruption, l’ancien président Pedro Castillo s’est révélé incapable de gouverner durant son année et demie de mandat. Plus de 80 ministres se sont succédé sous son gouvernement, confronté au blocage systématique d’un Parlement dominé par une opposition de droite incarnée par la fille de l’ancien président Fujimori (1990-2000), condamné pour crimes contre l’humanité.
« Jeu de massacre » entre élites
Depuis la destitution de Pedro Castillo, l’horizon semble loin de s’éclaircir. Le Parlement peut en effet retirer à tout moment la confiance qu’il a fini par voter à Dina Boluarte mardi soir – au moment où un couvre-feu était instauré dans le département de Puno afin de faire taire les manifestations appelant à sa démission.
« Le Parlement est pris dans des jeux politiques où chacun, à droite comme à gauche, tente de préserver son intérêt personnel et l’intérêt de son parti, souligne Jean-Jacques Kourliandsky. Tant que la présidente ne fait rien pour changer les choses, elle sera soutenue par le Parlement, mais dès qu’elle tentera quelque chose, elle sera destituée. »
Un « jeu de massacre » entre élites, qui dure depuis des années et empêche la mise en place de réformes structurelles pourtant urgentes. La société péruvienne est en proie à de fortes inégalités sociales et raciales et à des divisions profondes héritées de l’époque coloniale et de la guerre civile (1980-2000), accentuées par la violence de l’épidémie de Covid-19.
« Les électeurs n’ont plus que la rue pour s’exprimer »
« Pedro Castillo n’était pas mieux que les autres, observe Camille Boutron, mais il était issu du peuple, c’était un ancien instituteur qui permettait aux populations les plus pauvres, notamment les Noirs et les Andins, de se sentir représentées. Elles ont maintenant le sentiment d’être abandonnées par des responsables politiques qui passent leur temps à se disputer et qui n’ont aucune envie d’améliorer les choses. »
Un sentiment aggravé par l’absence de partis politiques, d’organisations de la société civile ou de structures syndicales à même de faire exister un dialogue entre la population et ses dirigeants. « Il n’existe aucune possibilité d’intermédiation entre les attentes de la population et ses gouvernants », déplore Jean-Jacques Kourliandsky. « Les électeurs n’ont plus que la rue pour s’exprimer. Je ne sais pas comment les choses vont évoluer. »
Comme un écho à la confusion traversée par le pays, les gouvernements de gauche voisins ont réagi de façon désordonnée aux récents évènements. Si le Brésil et le Chili ont reconnu la légitimité de la nouvelle présidente, le Mexique, l’Argentine, la Bolivie et la Colombie ont, eux, condamné la destitution de Pedro Castillo, qui avait été élu de manière régulière. De leur côté, les États-Unis ont appelé à la « retenue » et à un usage « minimal » de la force face aux manifestants, et indiqué soutenir l’ouverture de l’enquête.
france24