Les Émirats arabes unis ont désigné jeudi le patron de leur compagnie pétrolière nationale pour présider la COP28 prévue cet automne à Dubaï, provoquant l’ire des défenseurs de l’environnement. Sultan Ahmed al-Jaber est cependant aussi le visage du développement des énergies renouvelables dans le pays.
L’annonce aurait pu passer pour une plaisanterie de mauvais goût. Le président de la COP28, qui se tiendra du 30 novembre au 12 décembre aux Émirats arabes unis, sera Sultan Ahmed al-Jaber, ministre de l’Industrie du pays mais aussi… PDG de la compagnie nationale pétrolière Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc).
Ce sera ainsi la première fois que le président d’un groupe pétrolier exerce une telle responsabilité dans les négociations sur le climat. « Cela nous a beaucoup déçus et nous sommes très inquiets du bon déroulement de cette COP », réagit Marine Pouget, en charge des questions internationales à l’ONG Action réseau climat. « D’autant plus que la COP28 devait être cruciale. Il s’agissait de la première ‘COP bilan mondiale’, censée évaluée les engagements climatiques des pays. »
Par crainte d’un possible « conflit d’intérêts », l’ONG appelle Sultan Ahmed al-Jaber à signer une clause affirmant qu’il ne représentera pas les intérêts privés d’Adnoc au moment de sa présidence. « Nous ne parviendrons pas à atteindre nos objectifs tant que nous ne nous attaquerons pas aux énergies fossiles. Pour le moment, celles-ci restent bien trop absentes des discussions sur le climat. Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir, en plus, un président qui bloque les débats », insiste-t-elle.
En 2022, la COP27, organisée en Égypte, avait accueilli plus de 600 représentants des lobbys pétroliers – un record. Si une résolution sur l’indemnisation des pays les plus pauvres pour les dégâts causés par le changement climatique a été adoptée, la question d’une moindre utilisation des énergies fossiles a été à peine mentionnée dans les textes.
Des énergies fossiles aux énergies renouvelables
Pourtant, du côté des Émirats arabes unis, l’ambition, en accueillant la COP28, est claire : pour cette pétromonarchie du Golfe, peuplée de dix millions d’habitants, il s’agit de s’afficher comme un bon élève du climat dans la région.
Si le pays est le sixième plus gros émetteurs de CO2 par habitant de la planète, avec 22 tonnes par an et par personne – se plaçant juste derrière ses voisins, le Qatar, Koweït et Brunei – selon Global Carbon Project, il tente en effet depuis plusieurs années de se défaire de son image de gros pollueur. Il était ainsi, par exemple, le premier pays du Golfe à annoncer vouloir atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Une promesse qui, pour être tenue, nécessiterait de descendre à deux tonnes d’émission de gaz à effet de serre par personne.
Malgré les polémiques que suscite sa nomination, Sultan Ahmed al-Jaber apparaissait comme le candidat idéal pour porter les ambitions d’Abu Dhabi. À 49 ans, c’est un habitué des négociations climatiques : envoyé spécial des Émirats pour le climat, poste qu’il avait déjà occupé entre 2010 et 2016, il était à la tête de la délégation de son pays à la COP26 à Glasgow, et à la COP27 à Charm el-Cheikh. En 2009, il avait aussi été nommé au sein du groupe consultatif sur l’énergie et le changement climatique à l’ONU par le secrétaire général de l’époque, Ban Ki-moon.
Mais surtout, il est le visage du développement des énergies renouvelables dans le pays. Il a fondé en 2006 Masdar, une entreprise spécialisée sur la question. « Il est derrière la création de Masdar City, une ville verte qui produit plus d’énergie qu’elle en consomme, notamment grâce à l’utilisation de panneaux solaires », raconte Alexandre Kazerouni, chercheur à l’École normale supérieure, spécialiste du Golfe et auteur de l’ouvrage « Le Miroir des cheikhs » (éd. PUF). « Depuis quelques années, cette ville abrite aussi le siège de l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena). Un symbole fort. » En 2012, ce projet faramineux a valu à Sultan Ahmed al-Jaber d’être désigné « champion de la Terre » par l’ONU dans la catégorie « vision entrepreneuriale ».
« Contrairement à ses voisins, notamment son rival saoudien, les Émirats arabes unis ont compris assez tôt la nécessité de diversifier leur économie. Ils savent que leurs ressources en pétrole ne sont pas infinies », poursuit le spécialiste. « D’autant plus que, outre ses exportations, le pays est lui-même un gros consommateur d’énergies fossiles : les habitants circulent en gros 4×4 et personne ne sait se passer de l’air conditionné. »
Le réchauffement climatique est pourtant un sujet particulièrement important pour ce pays désertique : selon une étude publiée en 2021, certaines régions du Golfe, où les températures frôlent parfois les 50 degrés en été, pourraient devenir invivables d’ici la fin du siècle.
Un rayonnement international
« Au-delà de la question écologique, l’enjeu pour le gouvernement émirati est avant tout financier. C’est aussi une occasion d’accroître le rayonnement international du pays », continue Alexandre Kazerouni. « D’ailleurs, ce développement des énergies renouvelables n’a pas commencé n’importe quand : il a été concomitant avec l’installation du Louvre Abu Dhabi, de l’annexe de l’université française de la Sorbonne et du circuit international de Formule 1. De la culture, de l’enseignement, du sport et de l’environnement… Autant de leviers pour rapprocher le pays de ses partenaires occidentaux malgré les divergences politiques. »
Et le pari semble en bonne voie de réussir. Selon le quotidien Les Échos, Masdar, qui s’est depuis imposé comme le fer de lance de la stratégie des Émirats pour leur transition énergétique, opère aujourd’hui dans une quarantaine de pays pour des projets d’une valeur totale de plus de 18 milliards d’euros. À elle seule, l’entreprise produit actuellement 20 gigawatts d’électricité verte avec l’ambition de porter ce chiffre à 100 avant 2030. Fin décembre, elle a par ailleurs annoncé un partenariat avec le géant gazier allemand Uniper pour la construction, aux Émirats arabes unis, d’une usine à hydrogène vert, fabriqué à partir d’eau et d’électricité issue d’énergies renouvelables.
En juin dernier, le Wall Street Journal notait ainsi le paradoxe en cours dans la pétromonarchie, qui reste le septième producteur mondial de pétrole. « L’investisseur le plus en vogue dans les énergies renouvelables est un grand producteur de pétrole », titrait-il.
« Le futur arrive mais il n’est pas encore là »
« Sultan Ahmed al-Jaber symbolise ainsi toute la contradiction en œuvre dans ce pays, qui enclenche une transition énergétique mais qui reste très dépendant des énergies fossiles », résume Alexandre Kazerouni. Alors qu’un tiers du PIB du royaume provient toujours des hydrocarbures, les Émirats arabes unis refusent catégoriquement de diminuer leur production d’énergies fossiles et appellent à en sortir « progressivement ». Pour « répondre à la demande mondiale », ils comptent encore augmenter leur capacité de production de pétrole brut de 3,5 millions de barils par jour à 5 millions en 2030, selon l’Agence américaine d’information sur l’énergie.
En ouverture d’une conférence pétrolière annuelle en 2021, Sultan Ahmed al-Jaber avait ainsi prôné le « pragmatisme », insistant pour « investir 600 milliards de dollars tous les ans dans le pétrole jusqu’en 2030, pour satisfaire la demande mondiale attendue ». « Oui, les énergies renouvelables se développent rapidement. Mais le gaz et le pétrole restent les plus grandes énergies du mix énergétique et le seront pendant des décennies. Le futur arrive mais il n’est pas encore là. On ne peut pas tout simplement débrancher le système d’aujourd’hui », insistait-il. « Nous apporterons une approche pragmatique, réaliste et axée sur les solutions », a-t-il de nouveau rappelé jeudi dans un communiqué à l’annonce de sa nomination à la présidence de la COP.
« Le choix de Sultan Ahmed al-Jaber est absolument représentatif de l’approche des Émirats en matière d’action climatique, qui s’engagent à décarboner leur économie (…) mais défendent leur droit moral à exporter chaque molécule de combustible fossile », abonde ainsi à l’AFP Karim Elgendy, expert climatique pour le groupe de réflexion londonien Chatham House.
Pour parvenir à la neutralité carbone, le pays veut aussi miser sur des solutions technologiques, comme l’absorption et le stockage de CO2 – des procédés souvent décriés par les associations de défense de l’environnement, leur déploiement à grande échelle étant soumis à de nombreuses interrogations.
Si le pays qui accueille la COP pourra définir les priorités qu’il veut donner aux négociations, il n’aura pas davantage de poids dans les discussions. « À Abu Dhabi, on fera donc avec et on portera encore plus fort la nécessité de sortir des énergies fossiles », tranche Marine Pouget, de Réseau action climat.
Les pays participants à la COP sont divisés en cinq groupes régionaux définis par l’ONU. Chaque année, c’est une zone différente qui est chargée d’accueillir le grand rendez-vous et le pays hôte est choisi uniquement par le groupe dont il fait partie. En 2021, c’était donc l’Europe de l’Ouest avec Glasgow. L’an dernier, c’était l’Afrique avec Charm el-Cheikh. Cette année, c’est l’Asie-Pacifique, qui inclut le Moyen-Orient. Et les Émirats arabes unis ont été les seuls à présenter leur candidature. La Corée du Sud s’était montrée intéressée avant d’abandonner, par crainte d’une reprise du Covid-19.
À savoir : l’ONU n’a pas particulièrement de droit de veto. Elle doit juste s’assurer que le pays sélectionné peut répondre aux contraintes logistiques et sécuritaires qu’implique l’organisation d’un tel événement.
L’attribution reste donc assez nébuleuse car il est impossible de savoir exactement ce qu’il se dit dans les négociations entre les pays d’un même groupe.
france24