Mathieu Vadepied, réalisateur de Tirailleurs : «Il faut que les douleurs de toutes les familles qui ont envoyé des combattants soient reconnues»

En allant à la rencontre du public sénégalais, Mathieu Vadepied, le réalisateur de «Tirailleurs», avait en bandoulière son envie d’apaiser cette «aventure ambiguë» entre la France et ses anciennes colonies.

Votre film évoque l’histoire de ces tirailleurs qui n’est pas tellement racontée, mais le traumatisme est encore là…
L’histoire des tirailleurs est une histoire peu racontée parce que c’est traumatique. Il y a eu des histoires traumatiques au Sénégal et dans tous les pays des colonies où ils ont été pris de force. Même si, quelquefois, certains se sont enrôlés volontairement. Mais en tous cas, il faut qu’il y ait une reconnaissance pour ces soldats et que les douleurs de toutes les familles, des pays d’Afrique qui ont envoyé des combattants, soient reconnues.

Reconnais­sance qui n’est pas de la repentance. C’est très différent. Je n’ai jamais vu personne dire je me repens. Parfois, parce que les gens ont peur, ils disent que c’est de la repentance, que les Français d’aujourd’hui ne sont pas responsables de ce qui s’est passé il y a des générations, qu’on ne peut pas toujours battre sa coulpe, etc. Pour moi, ce n’est pas là que ça se passe. Il faut juste reconnaître cette participation et rendre hommage, au même titre que tous les poilus à qui on rend hommage tous les ans. Et au même titre qu’on leur rend hommage, rendre hommage aux tirailleurs sénégalais qui viennent de plusieurs pays africains.

Ce vendredi, il y a eu une projection scolaire au Centre culturel de Saint-Louis avec des élèves et des étudiants. Une de ces étudiants a eu un coup de colère.

Elle a dit : Mais qu’est-ce qu’ils ont gagné à aller là-bas alors qu’aujourd’hui, leurs petits fils et leurs petites filles sont traités de singes en France ! Comment vous réagissez à cela ?

D’abord, elle a dit qu’elle était extrêmement émue. Et qu’elle a été touchée par le film parce qu’enfin, ce film incarnait quelque chose de l’histoire de son grand père. C’était très émouvant. Moi, je ne pouvais pas parler, tellement elle m’a ému. Elle pleurait et je me suis dit que c’était très important que cette douleur, cette souffrance pour un grand-père qu’elle n’a pas connu, dont elle a imaginé la souffrance, histoire qui lui a été peu transmise, c’est émouvant et important qu’elle exprime cette douleur et cette colère. Si on n’arrive pas à exprimer cette douleur, forcément ça fait remonter des traumas, des douleurs, les histoires non racontées, la non-considération. Peut-être qu’il faut passer par là pour arriver à discuter une fois que l’émotion est passée.

D’ailleurs, je vais reparler avec elle. Qu’est-ce qu’on peut faire aujourd’hui ensemble, maintenant qu’on a cette histoire commune et qu’on ne peut pas la jeter. Elle est là. Comment on peut trouver une manière de créer de nouvelles relations, d’apaiser cette histoire. C’est ça qui est important, que des deux côtés, on trouve un moyen d’apaiser. Peut-être que maintenant, c’est le temps du chagrin et de la colère, et on ne peut pas l’éviter, parce que c’est humain, ce sont les émotions. Après, il faut faire le tri. Qu’est-ce que c’est que cette aventure ambiguë entre la France et le Sénégal et tous les autres pays ? Est-ce que les colons étaient tous d’horribles racistes ?

Moi, j’ai aussi entendu beaucoup d’histoires de fraternité d’armes entre des tirailleurs et des poilus français. Dans Tirailleurs, il y a la relation entre Thierno, le fils de Bakary, et le Lieutenant Cham­breau. Une relation ambiguë aussi mais qui est quand même une histoire d’amitié et de reconnaissance. Et je trouve qu’il est aussi important de mettre en avant les endroits où l’humanité s’exprime dans la fraternité, et sans occulter la part douloureuse. Aujourd’hui, avec Tirailleurs, c’est ce que je veux mettre en avant. Et je fais des héros de Tirailleurs, Bakary et son fils, des acteurs de leur destinée. Ce qui nous relie, c’est notre humanité. La relation entre un père et un fils est universelle. Je pourrais raconter cette histoire avec des gens d’une autre origine, il y aurait cette charge émotionnelle, cette question d’autorité que bouleverse l’enrôlement dans un conflit qui ne les regarde pas.

Il y aurait tous ces ingrédients. C’est une histoire très intime qui, pour moi, touche à l’universel. C’est cette histoire que je veux porter. Evidem­ment, il y a beaucoup d’ombres, de violence et de dureté, mais il y a aussi de la lumière, de l’humanité. Le père qui ne veut pas participer à cette guerre devient un héros malgré lui. Et la fin du film symbolise ça. A mes yeux, c’est un message du passé. Il nous dit : souvenez-vous de nous, souvenez-vous de moi. Il nous met en face de cette mémoire et de ce qu’on fait de cette mémoire et comment on va faire pour reconnaître tout ça et inventer une nouvelle façon de vivre ensemble, de se considérer et de se respecter.

C’est pour ça que c’est aussi important pour vous de faire des projections scolaires et de discuter avec les jeunes ?
La dimension scolaire est absolument essentielle. Aussi bien en France qu’ici au Sénégal et dans d’autres pays. Il faut transmettre cette histoire du passé de leurs ancêtres pour que les questions qu’elle pose soient abordées. Et pour qu’on exhume tout ça, que les tabous soient levés, qu’une parole puisse exister autour de ça, que les ressentiments puissent s’exprimer et que la reconnaissance à travers l’enseignement, par les professeurs, puisse transmettre quelque chose qui peut faire place à l’inconnu et au sentiment que l’histoire a été occultée.

C’est absolument nécessaire pour que les jeunes qui sont en âge de commencer à réfléchir à ces questions, puissent avoir les bonnes informations, les bons outils pour y réfléchir. Et que la passion qui est là puisse laisser la place à l’envie de bâtir quelque chose de différent. C’est utopique peut-être, mais je pense que ce sont des peuples qui ont une histoire douloureuse ensemble. C’est comme dans les familles. Il y a des traumas, ils peuvent appartenir aux grands parents, mais tant que ce n’est pas raconté, les enfants portent cette douleur, parfois sans le savoir. C’est là que la culture, le cinéma jouent un rôle de transmission. Et puis, ça touche les jeunes.

Quand on incarne par la fiction un personnage, on ne s’adresse pas à l’intellect, on s’adresse au cœur. Et quand on touche les gens, c’est un accès différent. Le cinéma quand il est suffisamment ouvert, il laisse des questions ouvertes. Il ne dit pas la vérité, c’est ça.

Est-ce que vous avez déjà évoqué avec les autorités sénégalaises, la possibilité de faire une tournée dans les écoles du pays ?
Non, malheureusement, pas encore. Je ne sais pas très bien comment approcher ça et par qui passer pour que les autorités sénégalaises soient partie prenante du projet, l’initient à la limite. Je suis prêt à venir accompagner le film dans les régions, avec un cinéma mobile itinérant et à faire des projections avec les élèves des lycées et susciter des discussions après. Mais je ne le ferai pas s’il n’y a pas de volonté des personnes qui ont la responsabilité de l’éducation ici.

Une projection à Maoundou, le village où le film a été tourné, est aussi prévue.

Comment vous appréhendez ce moment ?
Je suis toujours curieux de savoir comment les gens vont recevoir le film. C’est pour ça que je viens présenter humblement mon travail et avoir des échanges suffisamment au­then­tiques. Et une idée de comment les gens reçoivent le film, s’ils sont touchés ou s’il y a des choses qui les dérangent. Mais c’est important pour moi de retourner au village comme je suis retourné dans le village où j’ai tourné en France.

Lequotidien

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