Des dizaines de perquisitions ont été menées, mercredi, en Ukraine afin de lutter contre la corruption. L’une d’entre elles a visé Igor Kolomoïski, un milliardaire “très influent” et sulfureux qui avait contribué à populariser Volodymyr Zelensky avant son élection en 2019. Mais le désormais président veut prendre ses distances avec “la vieille garde” politique. Explications.
C’est l’histoire d’un sulfureux milliardaire, oligarque, ayant contribué à faire connaître Volodymyr Zelensky… et maintenant affiché comme un symbole de la lutte contre la corruption par le président ukrainien. Mais le domicile de l’homme d’affaires Igor Kolomoïski a été perquisitionné à Dnipro, mercredi 1er février, dans le cadre d’une affaire de détournement de fonds impliquant deux compagnies pétrolières – Ukrtatnafta et Ukrnafta, deux sociétés que le milliardaire possédait en partie.
Cette perquisition médiatique s’inscrit dans une démarche globale des autorités ukrainiennes visant à lutter contre la corruption dans le pays : l’ex-ministre de l’Intérieur Arsen Avakov, de hauts responsables du ministère de la Défense ainsi que le fisc ukrainien ont aussi reçu la visite d’enquêteurs le même jour. Ces descentes interviennent une semaine après le limogeage de plusieurs hauts responsables ukrainiens pour une affaire de corruption concernant des approvisionnements de l’armée.
”Igor Kolomoïski est accusé d’avoir été le gérant de facto d’une entreprise publique et de s’être enrichi ainsi. Mais c’est un secret de polichinelle depuis une vingtaine d’années en Ukraine : tout le monde sait que 90 % des entreprises publiques ukrainiennes fonctionnent de cette manière”, explique à France 24 Ryhor Nizhnikau, spécialiste de la politique ukrainienne à l’Institut finlandais des affaires internationales.
L’ombre d’Igor Kolomoïski derrière Ukrnafta et PrivatBank
Au centre des investigations actuelles, la compagnie Ukrnafta – plus grand producteur de pétrole du pays – est considérée comme l’une des entreprises d’État “les plus scandaleuses” d’Ukraine, selon un article du Kyiv Post publié en juin 2020.
Le journal ukrainien expliquait alors que cette société, contrôlée depuis 2003 par Igor Kolomoïski “en utilisant une faille juridique” alors qu’il ne possédait que 42 % de l’entreprise, “(devait) à l’Ukraine 500 millions de dollars d’impôts impayés”. Par ailleurs, le Bureau national de lutte contre la corruption en Ukraine a estimé que 600 millions de dollars avaient été détournés de l’entreprise, jusqu’en 2015, par le biais de sociétés écrans.
Le nom d’Igor Kolomoïski revient aussi dans un autre dossier : PrivatBank – la plus grande banque d’Ukraine. Le milliardaire a été propriétaire, avec l’oligarque ukrainien Gennady Boholiubov, du groupe bancaire avant que l’État ne le nationalise pour éviter un effondrement du système bancaire, en 2016.
La Banque centrale ukrainienne a alors découvert un trou de 5,5 milliards de dollars dans les caisses du groupe – soit près de 5 % du PIB de l’Ukraine. “L’un des plus grands scandales financiers du XXIe siècle”, a estimé le journal Ukrainska Pravda en 2019.
“Un raid pour la télévision” et un signal envoyé par Volodymyr Zelensky
Mais malgré ces dossiers suspects en cours, la perquisition de mercredi chez Igor Kolomoïski a une explication plus politique, selon Ryhor Nizhnikau : “Cette descente est symboliquement importante pour Volodymyr Zelensky. Il veut prouver qu’il ne dépend plus de personne et qu’il n’a plus besoin de la vieille garde de l’élite politique ukrainienne pour gouverner.”
Et le spécialiste de la politique ukrainienne de poursuivre: “D’un point de vue judiciaire, ce raid n’a débouché sur rien. Il a duré trente minutes, pile le temps d’un épisode de télé. C’était un raid pour la télévision. Ce n’est pas non plus anodin qu’il ait été effectué par les services de sécurité SBU, organe politique qui dépend de Volodymyr Zelensky, et non par la brigade anticorruption. Ce n’est pas un raid pour faire tomber Igor Kolomoïski mais pour envoyer un signal à tout le paysage politique.”
Le président ukrainien a affirmé, jeudi 2 février, que « justice sera rendue » dans son message quotidien sur Internet, évoquant des « dizaines de perquisitions et d’autres actions dans différentes régions et contre différentes personnes dans le cadre de procédures pénales ». Une manière pour Volodymyr Zelensky de se poser comme le chantre de la lutte anticorruption – ce qu’il faisait déjà avant d’être élu président de l’Ukraine, en 2019.
C’est aussi une manière pour le président ukrainien de maintenir à distance Igor Kolomoïski : au début de son mandat, Volodymyr Zelensky avait été affublé du surnom de “marionnette de Kolomoïski” par ses détracteurs – la chaîne de télévision de l’oligarque, 1+1, une des principales du pays, a assuré une couverture favorable de sa campagne quand il était comédien, diffusant ses shows humoristiques puis sa série « Serviteur du peuple ».
“Créer un nouveau paysage politique”
“Ils n’ont jamais été vraiment proches”, explique Ryhor Nizhnikau. “Volodymyr Zelensky faisait partie de l’empire médiatique d’Igor Kolomoïski. Ce dernier haïssait par dessus tout Petro Porochenko (président de l’Ukraine de 2014 à 2019, NDLR), et il a soutenu plusieurs candidats qui avaient des chances de le battre : Volodymyr Zelensky donc, mais aussi Ioulia Timochenko.”
Les relations du président ukrainien ne sont pas pour autant inexistantes avec le milliardaire : quand Igor Kolomoïski a été sanctionné par les États-Unis pour “corruption aggravée”, en mars 2021, “le seul endroit où il a trouvé refuge c’est en Ukraine”, note le spécialiste de la politique ukrainienne. “Il y a donc une sorte de contrat entre les deux hommes. Volodymyr Zelensky sait ce qu’il doit à la machine médiatique de Kolomoïski et à son argent, et il le lui a bien rendu.”
Mais la tendance actuelle ne va pas vers un rapprochement entre les deux hommes, surtout depuis le début de la guerre en Ukraine : Volodymyr Zelensky a déchu huit personnalités politiques – dont Igor Kolomoïski – de leur nationalité par décret présidentiel, en juillet 2022. Ce n’est pas pour autant que le milliardaire semble aujourd’hui hors du champ politique ukrainien ou que son influence s’est réduite.
“Dans l’ancien système politique, qui repose sur les liens informels entre les acteurs du pouvoir, Igor Kolomoïski est toujours central”, selon Ryhor Nizhnikau. “Il reste très influent pour la grande majorité des hommes politiques ukrainiens. Seules quelques personnalités – comme Volodymyr Zelensky – sont actuellement au-dessus de ce système et n’en ont plus besoin.”
“(Le président ukrainien) veut créer un nouveau paysage politique centré autour de lui… et qui peut être sera moins corrompu.”
france24