Réforme des retraites : « Il arrive parfois que la rue gouverne »

L’intersyndicale organise mardi une troisième journée de mobilisation contre la réforme des retraites. En attendant de savoir qui l’emportera du gouvernement ou de la rue, retour sur les principaux mouvements sociaux nationaux des 30 dernières années.

Le bras de fer est désormais engagé. Après avoir montré leur capacité de mobilisation les 19 et 31 janvier, les opposants à la réforme des retraites, emmenés par l’intersyndicale, entendent inscrire leur mouvement dans la durée, mardi 7 et samedi 11 février, pour convaincre le gouvernement de renoncer à reculer l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans.

Si le projet de loi est débattu à l’Assemblée nationale depuis lundi, son avenir se joue aussi bel et bien dans la rue, selon Michel Pigenet, historien spécialiste des mouvements sociaux, co-auteur d’une « Histoire des mouvements sociaux en France » (La découverte, 2012).

« En temps normal, ce n’est évidemment pas la rue qui gouverne, mais il est arrivé qu’elle le fasse. Il y a des moments où les choses basculent et à ce moment-là, on ne peut pas l’ignorer. On l’a vu notamment en 1995 », rappelle l’historien.

Les grands succès sociaux sont toutefois rares depuis le début du XXIe siècle. « Les erreurs dans la gestion de 1995 ou dans les épisodes qui se sont succédés ont amené les gouvernants à tirer des leçons, que ce soit dans la manière d’enclencher des réformes ou dans les méthodes de maintien de l’ordre », analyse Michel Pigenet, qui note également un affaiblissement du poids des syndicats, symbolisé fin 2018 par l’irruption du mouvement des Gilets jaunes.

Le spécialiste des mouvements sociaux souligne néanmoins que la mobilisation actuelle est exceptionnelle à plus d’un titre. Non seulement elle a réuni, avec 1,272 million de personnes (selon la police), le plus grand nombre de manifestants depuis la mobilisation contre la réforme des retraites de 2010 – 1,25 million de manifestants selon la police –, mais sa répartition géographique, avec de nombreuses petites et moyennes villes mobilisées, emprunte aux Gilets jaunes. « Des gens qui n’avaient jamais manifesté de leur vie ont pris la décision de descendre dans la rue, alors même que les derniers mouvements sociaux avaient été plutôt violents. Indéniablement, il se passe quelque chose », affirme-t-il.

De là à aboutir à un recul du gouvernement sur une réforme des retraite présentée comme « indispensable » ? Pour l’heure, Emmanuel Macron et sa Première ministre, Élisabeth Borne, semblent déterminés à faire adopter leur projet de loi. Impossible de savoir qui remportera, du gouvernement ou de la rue, ce bras de fer qui s’ajoute à une longue liste de mouvements sociaux ayant émaillé la vie politique française depuis 30 ans.

Novembre-décembre 1995 : la paralysie du pays stoppe en partie le plan Juppé
La présentation, en novembre 1995, par le Premier ministre Alain Juppé d’un plan de redressement de la Sécurité sociale comportant des prélèvements supplémentaires sur les assurés et un bouleversement de ses structures met le feu aux poudres, d’autant qu’il est accompagné d’un alignement prévu des régimes de retraite des fonctionnaires et des agents de services publics sur les salariés du privé.

C’est le début d’un intense mouvement de protestation. Trains et métros sont paralysés pendant plus de trois semaines. À leur apogée, les manifestations rassemblent le 12 décembre entre un million, selon les autorités, et deux millions de personnes, selon les syndicats, avec un soutien majoritaire de l’opinion, selon les sondages.

Longtemps « droit dans ses bottes », Alain Juppé finit par retirer les mesures touchant les retraites, mais maintient le reste du plan.

2003 : malgré une série de manifestations, la réforme Fillon aligne le public sur le privé
Le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, et son ministre du Travail, François Fillon, veulent aligner en partie le régime de retraite des fonctionnaires sur celui du privé. La durée de cotisation nécessaire pour obtenir une retraite à taux plein doit être progressivement portée à 40 ans.

De février à juin 2003, une série de grèves mobilise la fonction publique. Des centaines de milliers de manifestants – un million, selon les autorités, à deux millions, selon les syndicats, au plus fort, le 13 mai – protestent, mais la mobilisation pâtit du manque de soutien des salariés du privé, moins concernés par la réforme. Le gouvernement profite aussi de la division syndicale, la CFDT choisissant le 15 mai de soutenir le gouvernement. La réforme est finalement adoptée en juillet 2003.

Février-mars-avril 2006 : la jeunesse rejette le CPE
Proposé en janvier 2006 dans la foulée du Contrat nouvelle embauche (CNE), le Contrat première embauche (CPE) vise à améliorer le taux d’emploi des moins de 26 ans. Le Premier ministre, Dominique de Villepin, souhaite mettre en place, après l’embauche d’un jeune au chômage depuis plus de six mois, une période de deux ans durant laquelle l’employeur peut le licencier sans fournir de motif. La loi est rapidement adoptée sans vote, en février, grâce à l’article 49.3 de la Constitution.

La jeunesse, estimant que le CPE aurait comme conséquence leur précarisation, ne compte pas en rester là. Deux manifestations réunissant entre 218 000 et 1 million de personnes sont organisées les 7 février et 7 mars, puis un mouvement de grève des universités s’étend rapidement à plusieurs dizaines d’établissements, la Sorbonne étant occupée durant trois nuits. La mobilisation anti-CPE s’amplifie, notamment via une grève interprofessionnelle organisée fin mars et des manifestations qui réunissent entre 1 et 3 millions de personnes.

Lors d’une allocution télévisée le 31 mars, le président de la République, Jacques Chirac, finira par annoncer la promulgation de la loi sur l’égalité des chances créant le CPE, mais que le contrat première embauche ne s’appliquera pas.

2010 : dans la douleur, l’âge de départ à la retraite repoussé à 62 ans
Comme en 2003, François Fillon est à nouveau à la manœuvre, mais comme Premier ministre cette fois-ci. Son projet de loi, présenté en juin 2010, est porté par le ministre du Travail, Éric Woerth. Il prévoit le report progressif de l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans et le décalage de l’âge de départ sans décote de 65 à 67 ans.

Massives, les manifestations, qui bénéficient de l’unité syndicale, rassemblent encore plus de monde qu’en 1995 et 2003 : entre 1,2 et 3,5 millions de personnes, au pic de la mobilisation, le 12 octobre. Elles s’accompagnent de blocages de raffineries, terminaux portuaires et dépôts de carburant. Une station-service sur trois est à sec au plus fort du mouvement. Mais la réforme est adoptée fin octobre.

Février-juin 2016 : une loi Travail passée aux forceps contre l’Assemblée et la rue
Présenté en février 2016, la loi portée par la ministre du Travail, Myriam El Khomri, doit réformer le Code du travail pour, selon le gouvernement, favoriser l’emploi. Ce projet de loi est considéré par les syndicats comme une attaque des droits des salariés ayant pour but de flexibiliser le marché du travail, notamment en facilitant les licenciements.

Si le projet de loi crée également de nouveaux droits, le texte est massivement rejeté par les syndicats et de nombreuses manifestations réunissant plusieurs centaines de milliers de personnes sont organisées de février à juin. Les manifestations sont marquées par la naissance du mouvement Nuit Debout sur la place de la République à Paris – des citoyens pacifistes tentant d’imaginer une nouvelle forme de société –, mais aussi par de violents affrontements entre manifestants et forces de l’ordre.

Malgré les manifestations et les oppositions au sein même de la majorité socialiste, le Premier ministre, Manuel Valls, décide d’utiliser le 49.3 pour adopter le texte en mai à l’Assemblée nationale, puis une nouvelle fois en juillet en seconde lecture après son adoption en juin au Sénat.

Novembre-décembre 2018 : les Gilets jaunes mettent à terre la taxe carbone
Le mouvement des Gilets jaunes nait à l’automne 2018 contre la hausse prévue de la taxe carbone sur les carburants, mais cristallise rapidement de nombreux mécontentements, en particulier chez de nombreux Français ressentant un sentiment de délaissement. Le mouvement est notamment caractérisé par sa géographie : de nombreux habitants de petites et moyennes villes de zones rurales ou dites périphériques n’ayant jamais manifesté de leur vie se mobilisent sur les ronds-points.

Avec 287 000 manifestants lors de l’Acte I du 17 novembre, les Gilets jaunes impressionnent, mais leur nombre ne fera que décroitre par la suite pour tourner autour de quelques dizaines de milliers de personnes. Un tournant intervient toutefois avec la radicalisation du mouvement, en particulier lors de l’Acte III avec des affrontements entre manifestants et forces de l’ordre sur les Champs-Élysées et sur la place de l’Étoile à Paris. Cette journée du 1er décembre est marquée par des scènes de chaos et par le saccage de l’Arc de Triomphe. Prenant peur, le pouvoir recule. Emmanuel Macron annonce le 5 décembre l’annulation de l’augmentation de la taxe carbone prévue pour 2019, puis propose le 10 décembre de nouvelles mesures pour mettre fin au mouvement, qui se poursuivra malgré tout encore plusieurs mois.

Décembre 2019-Janvier 2020 : face à la retraite à points, des manifestants bien aidés par le Covid-19
Conformément à ses engagements de campagne, Emmanuel Macron engage fin 2019 une réforme systémique du système des retraites pour instaurer une retraite à points. Parmi les syndicats, seule la CFDT se montre ouverte au changement, mais elle rejette en revanche la réforme paramétrique que souhaite ajouter le Premier ministre Édouard Philippe qui consisterait à allonger la durée de travail.

Le 5 décembre 2019, entre 806 000 et 1,5 million de personnes manifestent contre ce projet de régime de retraite « universel » par points. Le 17, entre 615 000 et 1,8 million de personnes défilent à nouveau. Chez les enseignants, la grève atteint des taux record depuis 2003. À la SNCF et à la RATP, elle se poursuit pendant les congés de fin d’année et une partie de janvier pour constituer la plus longue grève à la SNCF depuis sa création. La mobilisation touche aussi ports, raffineries, Banque de France, Opéra de Paris et avocats.

Le projet de loi est toutefois adopté sans vote grâce à l’utilisation de l’article 49.3, début mars, en première lecture à l’Assemblée nationale. Mais la réforme est suspendue par Emmanuel Macron en raison de l’arrivée de la pandémie de Covid-19 avant d’être finalement abandonnée.

La retraite à points aux oubliettes, Emmanuel Macron change alors ses plans lors de la campagne présidentielle de 2022 en proposant de conserver le système actuel, mais en reculant l’âge légal de départ à 65 ans.

france24

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