“Coup de massue”, “crise inédite”… les salles de concert et les artistes sonnés par la hausse des coûts de l’énergie

Les salles de concerts sortent à peine de la crise du Covid-19 que déjà, elles sont frappées de plein fouet par la hausse des coûts de l’énergie. Elles sont parfois contraintes de fermer un à plusieurs jours par semaine. Leurs marges artistiques se resserrent et le budget alloué à la création et à la production musicale fond petit à petit. Toute la filière est affectée, par un effet domino.

Dimanche, 14 heures, et pas un bruit dans l’emblématique salle de concerts Paloma, à Nîmes. La scène de musiques actuelles (Smac) tourne habituellement à plein régime 7 jours sur 7. Artistes résidents ou locaux aiment à s’y retrouver les week-ends pour profiter des studios de répétition. Jusqu’au choc de l’inflation énergétique, devenu intenable en janvier dernier. 400.000 euros de déficit sur le budget 2023, +228% de hausse de la facture énergétique… Fred Jumel, directeur de l’établissement, a décidé de baisser le rideau tous les dimanches et de fermer partiellement la salle pendant les vacances scolaires de février. Une première depuis 11 ans.

Fred Jumel est loin d’être le seul. A peine le public revenu après la crise du Covid-19 que déjà, les salles de concerts affrontent une litanie de difficultés, entre inflation énergétique, hausses salariales et baisses des aides publiques. “C’est une crise inédite, de nature différente de la crise sanitaire”, s’inquiète Aurélie Hannedouche, directrice du Syndicat des musiques actuelles (SMA), qui représente des salles labellisées SMAC par l’Etat. Paloma, reçoit environ 2 millions d’euros de subventions de la collectivité, soit 50% de son budget. Les frais d’énergie, qui sont à sa charge, sont passés de 70.000 à 230.000 euros pour 2023. S’ajoute l’inflation sur les denrées alimentaires, les consommables et les cachets artistiques, de 10% en moyenne.

“La surprise était totale”
La hausse des factures énergétiques peut atteindre le taux vertigineux de 800% en un an, selon Aurélie Hannedouche. “Un coup de massue”, résume Jérémie Desmet, directeur du Cargö. Les salles de concert privées – Accor Arena, Stade de France, Maroquinerie- ne sont pas en reste. Leurs factures d’électricité et de gaz ont respectivement augmenté de 173% et de 147% entre 2019 et 2023 d’après une enquête du Prodiss, qui représente ces structures plus parisiennes. Malika Séguineau, directrice générale du Prodiss se souvient amèrement: “Lorsque les acteurs ont appris l’ampleur des hausses, la surprise a été totale. Ils sont touchés de plein fouet”.

Toutes les salles essaient de bénéficier des aides publiques. Non sans mal. Plusieurs d’entre elles étaient inéligibles aux aides aux TPE contre l’explosion de leurs factures d’électricité en raison de critères inadaptés. En sus, le plafond des boucliers est calculé à partir de l’année 2021. Autant dire une année blanche, ou presque, pour le spectacle vivant qui pâtissait alors de restrictions liées au Covid-19. “C’est la double peine pour les acteurs”, regrette Malika Séguineau. Les salles déplorent par ailleurs une baisse des aides des collectivités territoriales, comme en Auvergne-Rhône-Alpes ou dans les Yvelines.

Un recours au chômage partiel envisageable
Pour amortir le choc, les établissements n’ont souvent d’autre choix que de répercuter les hausses sur la billetterie ou les producteurs. Mais l’équation est délicate: comment gonfler le prix des billets sans perdre son public au pouvoir d’achat qui s’érode de jour en jour? Jérémie Desmet, patron du Cargö, a contenu la hausse de la billetterie à + 1 euro, augmenté le prix des studios de répétition d’un euro et légèrement ajusté les recettes du bar. Une stratégie périlleuse qui risque de porter un coup dur à la mixité du public. A terme, les spectacles de musiques actuelles pourraient n’être réservés qu’à une population aisée. “Les salles de concerts, qui vivaient déjà sur une marge étroite, sont sur une pente dangereuse”, constate avec amertume Jean-Philippe Thiellay, président du Centre national de la musique. Un recours au chômage partiel dans les mois à venir n’est pas à exclure.

Les établissements rognent aussi sur leurs marges artistiques. Bon nombre des salles subventionnées en région sont contraintes de fermer 1 ou 2 jours par semaine. D’autres réduisent le nombre de spectacles programmés pour la saison. La scène de musiques actuelles de Caen, Le Cargö, d’une capacité de 1300 places, n’accompagnera que deux-tiers de ses artistes partenaires. Elle annule aussi 20 spectacles sur les 170 qu’elle présente d’ordinaire à l’année. Paloma, à Nîmes, a supprimé une vingtaine de spectacles en 2023, sur les 160 proposés habituellement.

Artistes émergents en première ligne
Comme souvent, ce sont les projets de proximité et les artistes émergents qui trinquent. Pendant que les têtes d’affiche caracolent, vendant des billets à des prix mirobolants, les opportunités pour les artistes de niche se réduisent comme peau de chagrin. “Nous avions une politique tarifaire très offensive pour les artistes émergents, avec deux propositions de spectacle coup de cœur par mois”, confie Fred Jumel. Nous allons réduire ce pan et miser sur les spectacles et les artistes les plus économiquement rentables”.

En témoigne l’expérience d’Héloïse Buonomo, alias Eklos, jeune artiste qui perce doucement dans le rap. L’an dernier, la lauréate du prix Inouïs du Printemps de Bourges s’est produite 30 à 40 fois sur les scènes de France. Cette année, elle n’a décroché que 5 dates. L’artiste au projet hybride s’est bien vue proposer deux autres spectacles par des salles. Les deux ont fini par décliner, refroidies par le budget – autour de 2.600 euros – demandé par la chanteuse pour se produire. “Il n’y a pas encore assez d’engouement pour mon projet pour que les salles puissent sortir ce budget là. Les programmateurs ne sont plus sur des choix coup de coeur”, reconnaît Eklos. Ces décisions douloureuses menacent directement la diversité artistique, la prise de risque. “Nous sommes très inquiets”, estime Malika Séguineau.

Les producteurs subissent une hausse de tous les coûts
Les producteurs de spectacles ne sont pas épargnés. Très dépendants de l’énergie, ils assistent, impuissants, à une hausse de tous les coûts. Les prix demandés par les salles de concerts augmentent logiquement, les cachets d’artistes atteignent des niveaux inégalés et les factures d’énergie explosent. “Le Zénith a annoncé des hausses de 30 à 40% des prix de l’électricité. Les devis vont doubler”, s’inquiète Pierre-Alexandre Vertadier, président du producteur de spectacles Décibels. Les tourbus, camping-cars XXL pour partir en tournée lui coûtent environ 5.000 euros, contre 3.000 auparavant. Le prix des hôtels a flambé d’environ 20% selon les calculs du producteur. Pierre-Alexandre Vertadier craint que ses fournisseurs ne profitent de la situation pour imposer des hausses de prix indues à leurs clients. “Il faut être très vigilant, l’inflation a bon dos”, prévient-il. Pour contenir la hausse des billets, il rogne sur ses marges et mise sur la sobriété énergétique. Mais là encore,les artistes émergents seront les premières victimes collatérales de la situation. Faute de moyen, le président de Décibels craint de ne plus pouvoir investir dans la diversité culturelle et révéler de nouveaux artistes au public.

Le président du CNM Jean-Philippe Thiellay s’inquiète ainsi d’une évolution du secteur à deux vitesses, deux visages. D’un côté, les têtes d’affiches et les grandes salles de concerts qui connaissent des taux de fréquentation en hausse. De l’autre, les artistes émergents et les petites structures qui souffrent le plus. Tous font face à des problématiques similaires, mais certains s’en sortent mieux que d’autres. Comme souvent, la crise risque de jouer le rôle d’accélérateur de fractures.

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