Drones civils, applications sur smartphones et innovations en tout genre : un an après le déclenchement de la guerre d’invasion en Ukraine, il est beaucoup moins question de la créativité technologique des soldats ukrainiens. Pour autant, ce système D très tech a marqué cette guerre et comptera, vraisemblablement, pour les conflits à venir.
Il veut des chars, des obus, des munitions et même dorénavant des avions de chasse. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky martèle à chaque apparition médiatique sur la scène internationale le besoin de son pays en équipements militaires lourds dans sa guerre contre la Russie.
Où sont les drones ? Qu’est-il advenu de « l’armée high-tech » censée repousser l’envahisseur grâce à un système D 2.0 ? Cette créativité techno-militaire des Ukrainiens face au rouleau compresseur russe, largement couverte par les médias dans les premiers mois du conflit, ne serait-elle plus d’actualité ?
En attendant l’aide occidentale
“Il est vrai qu’au cours de la guerre, à chaque fois que des nouveaux drones – par exemple – étaient utilisés, on pouvait lire des articles assurant qu’ils allaient changer la face du conflit. On a pu constater que c’était exagérer l’impact de cette technologie”, assure Dominika Kunertova, spécialiste de la militarisation des technologies émergentes au Centre des études de sécurité de l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETH Zürich).
Pour autant, le système D ukrainien a joué un rôle important durant la première phase du conflit, quand la Russie espérait mettre les Ukrainiens rapidement à genoux. “Kiev ne disposait pas encore du soutien logistique occidental et devait compter sur ses propres ressources limitées”, assure Huseyn Aliyev, spécialiste du conflit ukraino-russe à l’université de Glasgow.
Les Ukrainiens se sont alors tournés vers ce qu’ils avaient appris à partir de 2014 et lors du conflit avec les séparatistes prorusses du Donbass. Et ont donc eu recours aux drones : “Ils savaient déjà s’en servir car à partir de 2015-2016 et sur les conseils des formateurs de l’Otan, les Ukrainiens ont utilisé ces engins à des fins de reconnaissance”, explique Huseyn Aliyev.
Face aux colonnes de chars et aux dizaines de milliers de soldats russes qui avançaient à toute vitesse vers Kiev, l’armée ukrainienne a dû cependant concevoir un plan de déploiement de drones de grande ampleur.
Elle n’en avait pas suffisamment sous la main. D’où le recours à des engins commerciaux civils, modifiés pour satisfaire aux exigences de la guerre. Les images des soldats ukrainiens accrochant des grenades à des modèles pouvant s’acheter dans n’importe quelle grande surface ou presque ont marqué les esprits durant les premiers temps de la guerre d’invasion menée par Moscou.
“Le recours aux drones dans un conflit n’est pas nouveau ; ce qui l’est en revanche, c’est l’échelle à laquelle ils ont été utilisés”, souligne Dominika Kunertova.
L’armée ukrainienne les a déployés comme des unités de reconnaissance afin de savoir précisément où frapper avec son artillerie. “D’habitude, en temps de guerre, on pense aux drones de grande taille qui peuvent servir à tirer des missiles. Les Ukrainiens ont plutôt misé sur des petits modèles intégrés dans les dispositifs de combat afin d’économiser les munitions – en ayant une idée plus précise des cibles à viser – et les hommes, puisqu’avant les drones, c’était les soldats qui étaient envoyés en reconnaissance, au risque de leur vie”, détaille Dominika Kunertova.
Des drones mais pas seulement
Le système D ukrainien ne s’est cependant pas résumé aux drones. “Ils ont fait preuve de beaucoup de créativité dans la doctrine militaire utilisée pour contrer les Russes”, souligne Huseyn Aliyev. L’armée ukrainienne s’est organisée “en petites unités très mobiles capables de s’approcher des forces russes et de frapper rapidement”, note l’expert militaire.
Pour ce faire, Kiev a notamment développé des applis – ou en a détourné d’autres de leur raison d’être – afin de mieux communiquer et se coordonner sur le front. Le cas de Diïa, une application initialement créée en 2020 pour stocker une version dématérialisée de documents officiels comme le passeport, est devenu symbolique de cette inventivité technologique. L’appli a été transformée en plateforme pour partager les mouvements de l’ennemi, et donner des informations pratiques aux soldats, en les alertant par exemple des bombardements russes en cours.
Ce système D a “clairement donné un avantage à l’Ukraine car les Russes ont été pris de court et ont dû s’adapter à ces méthodes non orthodoxes”, affirme Huseyn Aliyev. L’armée russe, marquée par une organisation hiérarchique très verticale, a tardé à réagir, ce qui “a ralenti son avancée”, estime ce spécialiste. Pour lui, cette créativité a aidé Kiev à “tenir en attendant le soutien logistique occidental”.
Et pas seulement militairement. “L’accent mis au début de la guerre sur l’importance des technologies émergentes a aussi été un important facteur de mobilisation des Ukrainiens”, soutient Huseyn Aliyev.
Historiquement, l’Ukraine a servi de vivier d’ingénieurs pour l’Union soviétique, et depuis la fin de l’URSS, le pays, fort de cet héritage, a vu émerger une culture numérique très tournée vers l’Ouest et le modèle de la Silicon Valley… les pirates informatiques en plus, souligne le Financial Times.
Lorsque le gouvernement ukrainien a appelé, au début du conflit, à la création d’une « armée numérique », “c’était autant pour se défendre contre les cyberattaques russes que pour montrer que tout le monde pouvait participer à l’effort de guerre, ce qui a été très important pour le moral de la population”, estime Huseyn Aliyev.
La guerre n’a pas besoin du nec plus ultra de la tech
Après l’échec de l’invasion éclair voulue par Moscou, ce système D tech a montré ses limites. “L’utilisation de drones et d’applis était très efficace pour repérer des points faibles dans les colonnes en mouvement de l’armée russe. Mais dès que la ligne de front s’est figée, ces petites unités très mobiles et dopées aux technologies émergentes se sont révélées moins utiles face aux troupes russes retranchées et aux aguets”, précise Huseyn Aliyev.
Entre-temps, Moscou avait également compris l’importance des drones et en avait acheté une grande quantité à l’Iran. Mais “les Russes les ont plutôt utilisés comme des munitions rôdeuses [drones kamikazes] et moins pour effectuer des missions de reconnaissance”, précise Dominika Kunertova.
Pour autant, la guerre de position qui s’est engagée ces derniers mois n’a pas mis la créativité technologique complètement au placard. “Les Ukrainiens ont, par exemple, commencé à construire des lance-roquettes portatifs. Ils ont ainsi réussi à en installer sur des véhicules civils afin d’améliorer leurs capacités de feu”, note Huseyn Aliyev.
Même si les technologies émergentes ne semblent plus être la priorité des états-majors, ce conflit a déjà livré des leçons importantes sur leur utilisation dans les conflits, estime Dominika Kunertova. “Cette guerre nous a fait comprendre que les technologies émergentes n’avaient pas besoin d’être high-tech pour être utiles sur le champ de bataille. Et surtout que c’est surtout la manière dont on utilise la technologie qui peut faire la différence”, analyse cette experte.
Plus inquiétant, le conflit a aussi “démontré à quel point il était facile de transformer des technologies commerciales en armes”, conclut Dominika Kunertova. La frontière entre combattants et civils est dorénavant beaucoup plus floue en raison de l’irruption des technologies bon marché dans cette guerre. Un civil qui utilise son smartphone pour partager avec l’armée l’emplacement de troupes ennemies qu’il voit depuis chez lui est-il encore un civil ? Pour le magazine Wired, c’est l’une des principales questions qu’il faudra rapidement trancher.
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