Contrôles d’identité au faciès, arrestations abusives, absence d’assistance juridique : une vague de répression vise, depuis début février, les migrants subsahariens en Tunisie, soit plusieurs dizaines milliers de personnes. Le climat de défiance est par ailleurs exacerbé par un discours xénophobe sur les réseaux sociaux, et de récents propos du président tunisien.
Plus de 300 ressortissants subsahariens, dont des enfants et des étudiants, ont été placés en garde à vue dans plusieurs villes tunisiennes, entre les 14 et 16 février.
Le 16 février, dans une banlieue de l’ouest de Tunis, les employées d’une garderie tenue par un couple d’Ivoiriens, ainsi que les parents venus chercher leurs enfants, ont été emmenés au commissariat initialement pour un contrôle de papiers de résidence, rapporte le média ivoirien Radio Libre Francophone, installé à Tunis. Si quelques enfants ont été confiés à des proches ou au Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), beaucoup de ces mineurs ont été placés dans un centre social pour mineurs en banlieue de Tunis.
Un discours tenu par le président tunisien Kaïs Saïed lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale, mardi 21 février, durant lequel il a soutenu que les migrants subsahariens “étaient source de crime et de délinquance”, a mis de l’huile sur le feu.
“C’est très, très pénible d’obtenir la carte de séjour en Tunisie”
Melvin (pseudonyme) est un responsable associatif à Tunis. Il explique qu’il est complexe et coûteux d’obtenir un titre de séjour pour les étrangers en Tunisie.
La majorité de la communauté s’attendait à un discours apaisant mais les propos tenus sont choquants. On s’attendait à ce qu’il annonce une régularisation massive des migrants, pour leur permettre de rentrer chez eux.
Personne ne veut rester sur le territoire illégalement, mais c’est très, très pénible d’obtenir la carte de séjour en Tunisie [en raison des procédures administratives complexes, 60% de stagiaires et étudiants subsahariens n’ont pas de titre de séjour valide, NDLR]. Je connais plein d’étudiants qui n’ont pas de titre de séjour, pourtant ils vont dans des universités privées qui coûtent plus de 3 000 euros l’année. À l’arrivée en Tunisie, nous sommes autorisés à séjourner trois mois sur le territoire, passé ce délai , on doit payer 80 dinars pour chaque mois pour dépassement de séjour non autorisé. Avec la précarité des migrants d’Afrique subsaharienne, comment payer ces sommes, sans compter les charges fixes et quotidiennes ?
Dès lors, les migrants accumulent les pénalités, puisqu’ils ne peuvent pas obtenir de carte de séjour. Les migrants préfèrent alors tenter leur chance en Méditerranée.
Le 20 février, une trentaine de Subsahariens ont été arrêtés au Cap Bon (nord-est) sur fond de campagne sécuritaire visant à vérifier la légitimité de séjour des ces immigrés subsahariens, rapporte la radio Mosaïque FM. La campagne se poursuivait le matin du 22 février à Kasserine, où 35 personnes soupçonnées de résider en Tunisie de manière illégale ont été placées en détention provisoire.
Bien qu’elle soit très souvent un pays de transit migratoire de l’Afrique vers l’Europe, la Tunisie abrite depuis 2021 au moins 21 466 ressortissants d’États d’Afrique subsaharienne selon l’Institut National de la Statistique, un chiffre officiel que le Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux (FTDES), une ONG spécialisée en questions migratoires, et la centrale syndicale UGTT estiment bien inférieur au nombre réel de Subsahariens vivant actuellement en Tunisie.
“On n’a pas de nouvelles des mères : sont-elles passées devant un juge? Pour quel motif ont-elles été arrêtées ?”
Daoud (pseudonyme) est originaire d’un pays d’Afrique subsaharienne et installé à Sfax, la capitale économique du pays, depuis quelques années. Le 14 février, sans nouvelles de deux de ses compatriotes résidant à Tunis, sorties faire des courses, il appelle un ami en commun qui habite le même quartier, sans réponse.
Vu l’ambiance nauséabonde à Tunis et notamment dans leur quartier, j’ai voulu m’assurer de leur sécurité. J’ai contacté une dizaine de personnes susceptibles de savoir où elles étaient. Enfin, un contact m’a appris, le matin du 15 février, que les deux femmes ont été embarquées à Raoued, ainsi que notre ami, arrêté dans un café du quartier à son tour. Leurs petites filles respectives, âgées de 1 et 2 ans, sont restées dans la maison toute la nuit. C’est inhumain de laisser des enfants à leur sort comme cela.
À distance, Daoud fait tout pour sauver d’abord les petites enfermées. Avec l’aide du bailleur de l’immeuble, une de ses compatriotes à Tunis a pu accéder à l’appartement en cassant une fenêtre.
Nous avons plaidé auprès du commissariat pour libérer les mamans, mais le tribunal de l’Ariana nous a signifié que les deux femmes devaient purger une peine car leur situation de séjour est irrégulière. Les fillettes ont finalement été placées en lieu sûr par le Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU.
À l’heure actuelle, on n’a pas de nouvelles des mères : sont-elles passées devant un juge, pour quel motif ont-elles été arrêtées ? Dans d’autres cas, les parents ont dû recourir à un avocat afin de récupérer leurs enfants placés en centre de détention provisoire. Selon nos informations, d’autres mineurs sont placés dans un centre social sans accès à leurs parents.
Des associations tunisiennes ont dénoncé, dans un communiqué commun, une campagne d’arrestations abusives accompagnée d’une rhétorique “dangereuse et incitant à la haine envers les migrants subsahariens”, ainsi que des contrôles d’identité au faciès et l’absence d’assistance juridique. Les associations appellent les autorités à libérer toutes les personnes arrêtées et à mettre fin à ces “interpellations arbitraires systémiques”.
Dans ce climat de défiance, des Tunisiens n’hésitent pas eux-mêmes à intimider, voire à agresser, des ressortissants de pays subsahariens.
“Il suffit que la police repère des Subsahariens pour qu’ils soient arrêtés systématiquement, dans la rue, dans les transports ou même à leur travail”
Daoud reprend :
Dans les quartiers où vivent des Subsahariens, il y a régulièrement des groupements de jeunes Tunisiens juste au pied des logements où vivent des Subsahariens. J’ai conseillé à une jeune femme de mon entourage de déménager pour assurer sa sécurité. Il suffit que la police repère des Subsahariens dans la rue, dans les transports ou même à leur travail, pour qu’ils soient arrêtés. Même pour quitter Tunis, c’est presque impossible sans passer par un contrôle d’identité.
“Je constate la négrophobie ambiante en Tunisie”
En outre, le “Parti nationaliste tunisien”, qui existe depuis 2018, mène de son côté une campagne “de sensibilisation” dans les quartiers de Tunis ou de Sfax à forte population immigrée contre ce qu’il qualifie “d’envahissement subsaharien”.
L’imagerie du parti joue aussi sur le concept de “grand remplacement”, importé des théories complotistes de l’extrême-droite française.
La campagne de “sensibilisation” de ce parti a joué dans le sentiment de haine et de dénigrement envers les Subsahariens. Ses membres vont dans les cafés, les stations de métro ou de “louage” [transports urbains] pour “sensibiliser” contre les Subsahariens. Je comprends que le pays traverse une période économique difficile, mais ce n’est pas la présence des Subsahariens en Tunisie qui cause cela.
Leur idéologie est à caractère racial, c’est un grand danger, car cela peut entraîner des actes de violences encouragés indirectement par des figures politiques comme le président. Je constate une négrophobie ambiante en Tunisie. Même au travail, mes collègues refusent de boire de la même eau que moi.
La rédaction des Observateurs a tenté de joindre le porte-parole du ministère de l’Intérieur pour un commentaire, sans réponse. Nous la publierons si celle-ci nous parvient.
Les Observateurs