Quelques jours avant l’offensive russe du 24 février 2022, notre journaliste Mehdi Chebil avait visité un centre de formation de réservistes de l’armée ukrainienne à Kharkiv. Un an plus tard, il est retourné dans cette ville du nord-est de l’Ukraine, ravagée par la guerre, à la rencontre de ces citoyens qui ont pris les armes.
« Beaucoup de ceux que vous avez rencontrés l’année dernière ne sont plus parmi nous », témoigne l’officier à la forte carrure.
« Ce lieu me rend triste et mélancolique », ajoute-t-il, désignant les amas de gravats au sol. « Tout ce que nous avons maintenant, c’est ce vide. Mais nous devons continuer à avancer. »
C’est pourtant Mikhaïl Sokolov qui a proposé de retourner dans ce centre de formation de Kharkiv, ville du nord-est de l’Ukraine. Nous nous y sommes rencontrés pour la première fois l’année dernière pour un reportage sur les Forces de défense territoriale, une réserve de volontaires destinée à appuyer l’armée régulière en cas d’invasion russe.
À ce moment-là, le bâtiment, une ancienne école, grouillait d’officiers et de nouvelles recrues qui apprenaient à manier les fusils d’assaut, les engins explosifs ou à se former aux premiers secours. Jusqu’au soir du 2 mars, un peu plus d’une semaine après le début de l’invasion, quand le centre de formation est détruit par une frappe russe. Une quarantaine de personnes est tuée et des dizaines d’autres, gravement blessées.
Mikhaïl Sokolov n’était pas présent au moment de la frappe. Il était déjà en train de combattre les forces russes dans la banlieue nord de Kharkiv. L’endroit est désormais sinistrement calme. Lorsque le hurlement d’une sirène de raid aérien rompt le silence, le sergent-major ne cille même pas.
Il y a un an, Mikhaïl Sokolov supervisait ainsi la formation de réservistes. La plupart n’avaient que peu, voire pas d’expérience militaire. Aujourd’hui, il se bat à leurs côtés, y compris à Bakhmout, ville martyre située près de la ligne de front, au cœur d’une des batailles les plus sanglantes du conflit.
« Cinquante de mes hommes ont déjà reçu l’ordre de Bogdan Khmelnitsky, une décoration militaire reconnaissant une bravoure exceptionnelle », déclare le sergent-major de la 113e brigade des Forces de défense territoriale.
Cette distinction militaire souligne aussi la transformation subie par les Forces de défense territoriale dont le rôle initial consistait – comme l’expliquait Mikhaïl Sokolov l’année dernière – « avant tout à protéger les infrastructures et les voies de communication ».
En un rien de temps, la guerre a transformé les réservistes en combattants chevronnés. Parmi eux, Alexeï Sus, un ingénieur électricien que nous avions rencontré lors d’un entraînement l’année dernière. À 36 ans, il venait de dépenser l’équivalent de plusieurs centaines d’euros pour acheter son propre équipement militaire et « être prêt à toute éventualité ».
Le 24 février 2022, « j’ai pris mon gilet pare-balles, mon casque, mon compteur Geiger… et je suis allé à la rencontre des ‘visiteurs’ de Belgorod [principale ville russe de l’autre côté de la frontière] », se souvient-il, dans une série de SMS envoyés depuis la ligne de front, expliquant que les Forces de défense territoriale étaient « dans une telle pagaille » qu’il a préféré s’engager dans une unité de la Garde nationale.
Selon lui, participer aux batailles en cours contre les forces russes dans le Donbass représente l’un des moments les plus éprouvants de la guerre.
« Les mercenaires de Wagner déploient de gros efforts, ils disposent d’un équipement moderne et n’ont pas besoin d’économiser leurs obus et leurs munitions », écrit-il, en référence au groupe paramilitaire russe qui a joué un rôle de premier plan dans les combats.
« Je suis devenue une vraie Ukrainienne »
Pour Alisa Bolotskaya, le « Ground Zero » de la guerre est l’endroit même où nous nous sommes rencontrés pour la première fois : le centre de formation de Kharkiv.
Il y a un an, cette infirmière espérait que sa formation aux premiers secours sur les soins à apporter aux blessures de guerre ne soit « jamais mise en pratique ». Finalement, elle aura dû l’appliquer une semaine à peine après le début de l’invasion.
La nuit où le centre de formation a été touché par une frappe russe, Alisa Bolotskaya faisait partie des premiers soignants à prendre en charge les victimes dans un hôpital de campagne voisin. En une fraction de seconde, elle a dû prendre des décisions pour déterminer quels patients avaient le plus de chances de survivre.
« C’était la première fois que je voyais des victimes en zone de guerre », se souvient-elle, s’exprimant depuis une maison sécurisée dans la région de Kharkiv. « Je suis immédiatement passée en pilote automatique. J’ai posé des garrots, réparti les victimes, injecté des analgésiques. Il n’y avait aucune hésitation, j’étais au bon endroit et mes compétences médicales étaient nécessaires. »
Ce baptême du feu « a fini par consolider ma détermination », ajoute-t-elle.
Aujourd’hui, Alisa Bolotskaya est médecin militaire à plein temps et s’occupe d’une compagnie d’environ 60 combattants de la 113e brigade de la Force de défense territoriale.
« J’ai le sentiment d’être devenue une vraie Ukrainienne, je suis fière de participer à cette guerre », confie-t-elle. « Il y a un an, la plupart des gens ne pouvaient pas situer l’Ukraine sur une carte. Aujourd’hui, cela a changé. »
Le conflit a également renforcé sa relation avec Sergueï, son partenaire depuis quatre ans, membre lui aussi de la 113e brigade. Comme de nombreux couples, ils ont pourtant été séparés par la guerre pendant plusieurs mois. « Je connais plusieurs situations où des soldats se sont séparés à cause de la guerre. Mais dans notre cas, cela a rendu notre amour plus intense. J’ai réalisé qu’il était la personne la plus chère à mes yeux. »
« Les choses les plus importantes n’étaient pas nos appels téléphoniques, mais le seul emoji qu’il m’envoyait lorsqu’il était isolé sans bonne connexion réseau », explique-t-elle. « C’était juste un smiley, mais cela signifiait la chose la plus importante pour moi : Sergueï était en vie. » Le couple s’est retrouvé le 14 juillet, près de cinq mois après le début de la guerre. Pour Alisa Bolotskaya, c’est le moment le plus heureux de sa vie en temps de guerre.
Un chagrin irréversible
Il n’y aura pas de retrouvailles aussi joyeuses pour ceux dont les proches sont morts en défendant le sol ukrainien. Les estimations des pertes varient considérablement ; début décembre, des sources gouvernementales à Kiev ont déclaré qu’au moins 13 000 soldats ukrainiens avaient été tués depuis le début de la guerre.
Parmi eux se trouvait Oleg Stepanov, rencontré lui aussi il y a un an, tué durant l’été par des tirs ennemis près de la ville de Barvinkove, au sud de Kharkiv. Sa mort a causé « un chagrin irréversible pour tout le monde, car l’Ukraine a perdu un autre fils talentueux, loyal et courageux », peut-on lire dans une nécrologie en anglais publiée par l’université nationale de Karazin, à Kharkiv, où Oleg Stepanov travaillait comme géologue.
« Il avait son casque et son gilet pare-balles, mais les éclats d’obus l’ont touché au visage et il a été tué sur le coup », explique sa veuve Alyona Stepanova depuis Aix-en-Provence, en France, où elle vit désormais.
« Je veux que l’on se souvienne de lui comme d’un patriote, comme d’un homme qui se battait pour l’indépendance de l’Ukraine depuis Euromaïdan », ajoute-t-elle, en référence au mouvement de protestation populaire qui a fait tomber le gouvernement ukrainien prorusse début 2014.
Géologue de formation, Oleg Stepanov a été parmi les premiers soldats ukrainiens à affronter les forces régulières russes soutenant les séparatistes pro-Moscou lors du siège d’Ilovaïsk, à l’est de Donetsk, à l’été 2014. Comme Mikhaïl Sokolov, il aurait certainement trouvé absurde d’entendre les journalistes occidentaux parler du « premier anniversaire de la guerre ».
Pour de nombreux soldats ukrainiens, l’invasion à grande échelle qui a débuté le 24 février n’a été que le signe d’une nouvelle phase d’une guerre qui s’éternise depuis près de dix ans.
« Il y a quelque chose de bien pire que d’être assis dans une tranchée. Le plus terrible, pour moi, c’est le moment où l’on annonce la mort d’un soldat à sa famille », réagit Mikhaïl Sokolov. « Les personnes endeuillées ne le disent jamais, mais vous pouvez toujours lire la même question dans leurs yeux : pourquoi devait-il mourir ? Et comment se fait-il que vous, soyez encore en vie ? »
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