Après les livres pour enfants de Roald Dahl, les fictions d’espionnage de l’écrivain britannique Ian Fleming ont été à leur tour scrupuleusement corrigés par des «sensitivity readers», relecteurs anti-polémiques dont s’entourent les éditeurs anglo-saxons.
Son nom est James Bond, on commence à le savoir. Mais pour combien de temps encore ? Les puristes des aventures de 007 pourraient lever quelques sourcils en avril, à la lecture de la nouvelle édition anglaise des romans de Ian Fleming (1908-1964). L’occasion de republier ces livres d’espionnage est merveilleuse, puisqu’il s’agit cette année du 70e anniversaire de la parution de Casino Royale , le premier roman à mettre en scène l’espion de Sa Majesté.
Mais une formalité s’imposait, cependant, avant l’arrivée en librairie de ces ouvrages recomposés. Comme cela est désormais la coutume aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’éditeur a fait relire la prose de l’écrivain à des «sensitivity readers» , des relecteurs et consultants culturels censés débusquer les termes susceptibles de choquer le lectorat moderne. Et ils ont trouvé matière à dégainer.
Comme l’a remarqué samedi le quotidien anglais The Telegraph , les censeurs sensibles ont eu la main lourde. Réalisé sous le contrôle de la maison d’édition britannique Ian Fleming Publications, le caviardage de l’œuvre de Ian Fleming concernerait des passages à caractère raciste autour de personnages africains et afro-américains.
Ainsi, dans Vivre et laisser mourir , sorti en 1954 et dont l’action se passe notamment dans le quartier new-yorkais d’Harlem et en Louisiane, un passage dans un club de strip-tease édulcore à peu près complètement une phrase entière de Ian Fleming. La phrase en question, «Bond pouvait entendre le public haleter et grogner comme des porcs devant l’abreuvoir. Il sentait ses propres mains empoigner la nappe. Sa bouche était sèche», devient dans la nouvelle édition : «Bond pouvait sentir la tension électrique de la pièce».
De manière générale, toutes les occurrences du mot «nègre» ont disparu des romans de Ian Fleming ; une retouche guère étonnante dans la mesure où ce terme raciste très connoté est désormais imprononçable dans les pays de langue anglaise, où l’on parle désormais de «mot en N». Le terme est remplacé par «personne noire» ou «homme noir» dans la nouvelle édition du livre. Dans le même esprit, le titre du roman d’Agatha Christie, Dix petits nègres avait été rebaptisé en 2020, en faveur d’un titre alternatif.
D’autres passages, toujours dans Vivre et laisser mourir, ont tout simplement été biffés du nouveau texte. Une réflexion de James Bond sur une bande de criminels passe de «ce sont des gars plutôt respectueux des lois, saufs quand ils ont trop bu» à juste «ce sont des gars plutôt respectueux des lois». Une dispute entre un habitant d’Harlem et sa copine, écrite par Ian Fleming avec les accents phonétiques de leur langue a également été omise.
Indignation à géométrie variable
Dans les autres romans, plusieurs qualificatifs raciaux ont été modifiés ou supprimés. Un barman noir devient barman, un gangster noir devient gangster, et ainsi de suite. Cependant, d’après le Telegraph, aucune des saillies tout aussi racistes qui touchent les autres personnes de couleur, comme les Asiatiques, n’a été retouchée. Idem pour les remarques homophobes. Bien entendu, un «trigger warning» d’usage – une «mise en garde» – complète ces parutions. «Cette édition a fait l’objet d’un certain nombre de mises à jour, tout en veillant à rester aussi proche que possible du texte original et de l’époque de l’action», indique l’une des premières pages de chaque réédition.
Pour l’éditeur anglais, Ian Fleming Publications, ces modifications se font dans l’esprit de ce qu’avait déjà autorisé l’auteur de son vivant. Il s’agissait, à l’époque, d’atténuer des scènes de coucherie pour ménager le lectorat américain. «En suivant cette approche, nous avons examiné les occurrences de différents mots raciaux dans les livres et avons fait le choix d’en supprimer une partie ou de les remplacer par des termes équivalents et mieux acceptés de nos jours», a déclaré à ce sujet la maison d’édition pour nos confrères du Telegraph.
Le détail de ces rééditions relues et corrigées des James Bond de Ian Fleming fait surface quelques jours après la polémique qui a éclaté au Royaume-Uni sur un sujet similaire : l’épuration des livres pour enfants de Roald Dahl – l’auteur de Charlie et la chocolaterie – de tout contenu «offensant». Le premier ministre britannique et une ribambelle d’auteurs étaient montés au créneau pour s’en inquiéter. L »éditeur concerné a, pour sa part, pleinement assumé.
FIGARO