Le Premier ministre canadien Justin Trudeau a annoncé, lundi, une série de mesures pour enquêter sur les accusations d’influence chinoise durant les élections fédérales de 2019 et 2021. Ces derniers mois, les révélations se sont multipliées suggérant que le Canada serait devenu l’un des terrains de jeu favoris des espions chinois.
Un rapporteur spécial indépendant et deux comités parlementaires vont partir à la chasse aux agents d’influence chinois au Canada. Le Premier ministre canadien Justin Trudeau a détaillé, lundi 6 mars, un “vaste plan” pour faire toute la lumière sur les allégations concernant des opérations chinoises visant à influencer les élections fédérales de 2019 et 2021.
« Toute attaque ou tentative d’attaque contre notre démocratie est inacceptable », a déclaré Justin Trudeau qui subit depuis plusieurs semaines une intense pression politique de l’opposition conservatrice pour réagir fortement aux révélations de plusieurs médias.
“Malaise des services canadiens du renseignement”
Les nouvelles annonces “constituent un moment politique important pour Justin Trudeau, car jusqu’à présent, son gouvernement pouvait donner l’impression de minimiser la portée des révélations”, estime Steve Hewitt, historien et spécialiste du Canada à l’université de Birmingham.
Depuis novembre 2022, les révélations qui s’accumulent donnent pourtant l’impression que le Canada est devenu l’un des terrains de jeux favoris pour les agents d’influence politique chinois, et commençaient à se rapprocher dangereusement de l’entourage direct du Premier ministre. La fondation Pierre-Eliott Trudeau – en mémoire à l’ancien Premier ministre et père de Justin Trudeau – a ainsi dû retourner, début mars, une donation de 200 000 dollars canadien (137 000 euros) que les services canadiens de renseignement soupçonnaient d’être liée à un riche homme d’affaires chinois agissant sur ordre de Pékin.
“Il y a en ce moment une multiplication de fuites dans les médias de documents « top secret » qui suggère un malaise au sein de la communauté du renseignement. Une partie d’entre elle semble ne pas être en accord avec la manière dont le gouvernement gère les informations sur la possible ingérence politique chinoise”, poursuit Steve Hewitt, qui a travaillé sur les questions de renseignement et de sécurité intérieure au Canada.
Tout a commencé en novembre 2022 par les révélations du Global Television Network – deuxième plus important réseau de télévision au Canada après CTV – sur les soupçons du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) concernant les élections fédérales de 2019.
Les espions canadiens soupçonnaient le consulat chinois à Toronto d’avoir été au cœur d’un réseau de financement de 11 candidats au Parlement canadien qui porteraient haut les intérêts de Pékin. Sans les citer, le SCRS soulignait qu’il s’agissait aussi bien de membres du parti libéral de Justin Trudeau que de la principale force d’opposition, le parti conservateur.
Les 1001 techniques pour favoriser les candidats pro-chinois
“Le parti communiste chinois a utilisé tous les éléments à sa disposition pour mener des opérations qui sont autant de menaces directes à notre sécurité nationale et notre souveraineté”, a affirmé le Service canadien du renseignement en réponse aux révélations du Global Television Network.
Les espions chinois sont, notamment, soupçonnés d’avoir versé plus de 130 000 euros directement à des candidats jugés plus “sino-compatibles” et à des agents sur le terrain chargés d’aider à organiser les campagnes électorales de ces candidats.
Un ressortissant canadien d’origine chinoise serait même devenu candidat après un intense lobbying pro-chinois au plus haut niveau de l’État, a affirmé le SCRS. Han Dong, élu député au Parlement fédéral en 2019, serait devenu candidat du parti libéral après que des agents de Pékin ont dénigré jusque dans l’entourage de Justin Trudeau l’autre prétendant du parti au pouvoir, Gen Tan. “Le consulat chinois n’était pas satisfait des prises de position de Gen Tan”, a affirmé un responsable de SCRS à la télévision canadienne sous couvert d’anonymat.
Les révélations sont ensuite devenues beaucoup plus embarrassantes pour le parti libéral de Justin Trudeau. En février 2023, le Globe and Mail, deuxième plus important quotidien anglophone du pays, affirmait que la Chine avait tout fait pour favoriser une courte victoire du parti libéral au détriment des conservateurs aux élections fédérales de 2021, d’après les conclusions d’une nouvelle enquête des services canadiens de renseignements.
La Chine a été accusée d’avoir mis en place des campagnes de désinformation en chinois sur les services de messageries tels que WeChat afin de convaincre la diaspora chinoise au Canada que les conservateurs voulaient établir des fichiers sur les citoyens canadiens d’origine chinoise ou étaient tout simplement racistes.
Une campagne ciblée qui peut avoir une incidence électorale certaines car près de 5 % de la population canadienne est d’origine chinoise.
Les consulats chinois ont aussi été accusés d’avoir recruté des étudiants d’origine chinoise pour aider bénévolement les candidats libéraux à mener campagne. Résultat : “Dans plusieurs circonscriptions où une forte propension d’électeurs ont des origines chinoises, les conservateurs ont essuyé de lourdes défaites”, souligne le National Post, un quotidien canadien conservateur. Mais le journal souligne que ce n’est pas suffisant pour conclure à l’efficacité des tactiques chinoises puisque le parti conservateur a effectivement une rhétorique plus anti-chinoise que les libéraux. Ces candidats auraient peut être perdu de toute façon.
Objectif : Rendre le Canada difficile à gouverner ?
Reste que les efforts consentis par Pékin, d’après le SCRS, pour aider le parti libéral à rester en poste peuvent surprendre. Depuis 2018, époque à laquelle Justin Trudeau était déjà Premier ministre, les relations sino-canadiennes n’ont fait que se détériorer. Il y a eu l’arrestation par Ottawa de Meng Wanzhou, numéro 2 de Huawei, la dénonciation publique du traitement par Pékin de la minorité musulmane ouïghoure et des sanctions économiques contre plusieurs ressortissants chinois liés à cette politique. En retour, le régime communiste a plus d’une fois critiqué ouvertement Ottawa et a imposé, en 2021, des sanctions contre plusieurs ressortissants canadiens.
Mais si les conservateurs l’avaient emporté, Pékin aurait pu craindre une politique encore plus agressive à son égard. Et, surtout, “l’objectif de cette campagne d’influence semble avoir été de s’assurer que les libéraux n’obtiennent qu’une courte majorité. Ce qui signifie que le pays risque d’être difficile à gouverner, de quoi arranger les affaires chinoises”, note Steve Hewitt.
Pékin a farouchement nié toute interférence dans le jeu démocratique canadien. Mais pour l’opposition, ces soupçons sur la préférence chinoise pour Justin Trudeau sont du pain béni politique. C’est pourquoi le parti conservateur exige depuis plusieurs semaines l’ouverture d’une enquête publique.
C’est également pourquoi Justin Trudeau s’est montré réticent jusqu’à présent. “Politiquement, il sait qu’une enquête publique maintiendra le projecteur médiatique sur cette affaire pendant des mois si ce n’est plus, ce qui ne peut que favoriser les conservateurs”, note Steve Hewitt.
Les annonces de lundi ne contiennent, d’ailleurs, aucune conclusion émanant d’une enquête publique. Le rapporteur spécial et les deux commissions parlementaires saisies fonctionnent en huis clos.
Pour les observateurs, l’enjeu de cette affaire devrait dépasser les calculs politiciens. L’activisme des espions chinois au Canada est important pour toute la région nord-américaine. “Avoir accès au Canada vous rapproche des États-Unis”, rappelle Steve Hewitt. À cet égard, les espions chinois n’ont rien inventé, et ils font comme les agents secrets de l’URSS durant la Guerre froide, conclut l’historien : “à l’époque, les Soviétiques cherchaient à acquérir des passeports canadiens pour entrer plus facilement sur le sol des États-Unis”.
france24