Réseaux sociaux : une « majorité numérique » fixée à 15 ans, pourquoi et comment ?

Abortion rights demonstrators march outside of the Harris County Courthouse during the Women's Wave march in Houston, Texas, on October 8, 2022. (Photo by Mark Felix / AFP)

En France, l’Assemblée nationale a voté, jeudi, l’obligation pour les réseaux sociaux de vérifier l’accord des parents pour l’inscription des jeunes de moins de 15 ans. Adoptée à la quasi-unanimité, cette proposition de loi est l’un des maillons d’une série d’initiatives visant à encadrer les usages numériques des enfants. Mais dans quel objectif et, surtout, cela peut-il vraiment être appliqué ?

 

Éloigner les plus jeunes des réseaux sociaux en responsabilisant davantage leurs parents. C’est ce que souhaite l’Assemblée nationale française qui a voté, jeudi 2 mars, l’obligation pour les plateformes sociales comme TikTok ou Snapchat de vérifier systématiquement l’accord des parents pour l’inscription des moins de 15 ans.

Le texte, adopté à la quasi-unanimité des députés (82 voix contre 2) en première lecture, doit encore être examiné au Sénat. Il affiche une réelle ambition et compte parmi les premiers maillons d’une série d’initiatives visant à encadrer les usages numériques des enfants et adolescents.

Un amendement a notamment ajouté une contrainte en prévoyant que les parents ne pourraient pas donner leur accord pour les moins de 13 ans, sauf pour des « plateformes labellisées » par l’État. Ce qui signifie que les enfants en dessous de cet âge n’auraient tout bonnement pas accès aux réseaux sociaux.

Rejetant tout « discours moralisateur », le rapporteur de la proposition de loi, Laurent Marcangeli (député Horizons de Corse du Sud), a défendu des « garde-fous indispensables » à poser face à « la précocité croissante de la puberté numérique et de la puissance des outils mis à disposition de nos jeunes ».

En effet, selon les données de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), la première inscription sur les réseaux sociaux intervient « en moyenne vers huit ans et demi, et plus de la moitié des 10-14 ans y sont présents ».

« On ne laisserait jamais un enfant de huit ans en plein Paris, la nuit. Jamais un parent ne ferait ça », assure à France 24 Caroline Rouen-Mallet, maîtresse de conférences en marketing social à l’université de Rouen Normandie. « Pourtant, on leur laisse le téléphone dans la chambre la nuit. Or, avoir cet accès au téléphone, c’est comme Paris la nuit : on peut faire de mauvaises rencontres, voir des images ultra choquantes, être agressé verbalement… », énumère-t-elle, insistant sur la nécessité d’attirer l’attention des parents sur l’importance de protéger leurs enfants sur le terrain numérique.

La proposition de loi portée par le député corse est donc, ainsi qu’il l’explique dans une tribune publiée par le JDD fin février, « l’occasion de réaffirmer un principe simple : les règles du monde réel ont vocation à s’appliquer dans le monde numérique, qui ne saurait être une zone de non-droit ».

Pour remédier à un tel fléau, le texte vise à instaurer l’obligation pour les réseaux sociaux « de mettre en place une solution technique de vérification de l’âge des utilisateurs finaux et du consentement des titulaires de l’autorité parentale » pour les moins de 15 ans, qui devra être certifiée par les autorités. Une notion introduite en France dès 2018 en application d’une législation européenne mais jamais réellement appliquée.

En cas de manquement, une sanction est prévue, avec une amende allant jusqu’à 1 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise. Pour bien se rendre compte des montants dont il est question : le chiffre d’affaires de Snapchat s’élevait en 2022 à 4,6 milliards de dollars.Mais qu’on se le dise : du point de vue des plateformes visées, il n’est pas garanti que le jeu soit, à tous les coups, joué. « C’est aux plateformes de faire des propositions, elles sont en responsabilité », explique Philippe Coen, juriste et fondateur de l’ONG Respect Zone, qui rappelle les difficultés qu’une telle mesure peut poser dans le domaine technique.

Quoi qu’il en soit, le plus important pour le législateur français est avant tout de créer le dialogue au sein des familles. « Il va y avoir l’obligation familiale d’avoir un débat », ajoute l’avocat.

Le gouvernement, qui soutient toutes ces initiatives, se veut actif sur ces sujets. Il a récemment lancé une campagne « pour sensibiliser les parents et pour populariser le site jeprotegemonenfant.gouv.fr », a rappelé la secrétaire d’État à la protection de l’Enfance, Charlotte Caubel. Et « la France sera bientôt le premier pays du monde à généraliser le contrôle parental par défaut sur tous les appareils vendus sur son territoire », a souligné, de son côté, le ministre délégué à la Transition numérique, Jean-Noël Barrot.

Pour ce qui est de la proposition du député Marcangeli, « c’est la première fois dans le droit mondial que les parents sont invités à peser sur une inscription sur un réseau social », se félicite Philippe Coen.

Pourtant, ailleurs aussi la question de l’âge minimum d’activité sur les réseaux sociaux est débattue. Aux États-Unis, un nombre croissant de décideurs politiques et de responsables fédéraux cherchent à éloigner les enfants et jeunes adolescents des plateformes sociales, invoquant des inquiétudes croissantes quant au fait qu’elles pourraient nuire à leur bien-être et à leur santé mentale.

Cette position a récemment gagné du terrain après que l’administrateur de la santé publique des États-Unis, Vivek Murthy, a déclaré à CNN qu’il pensait que 13 ans était « trop ​​​​tôt » pour que les enfants rejoignent des applications comme Instagram et TikTok, qui, selon lui, peuvent créer un « environnement déformé » qui « rend souvent un mauvais service » aux enfants.

Contrôler le temps d’écran, mais aussi l’accès aux contenus

Dans un article publié dans The Conversation, fin février, Caroline Rouen-Mallet évoque des statistiques récentes selon lesquelles les collégiens passent chaque jour plus de temps sur les écrans que sur les bancs du collège.

La question du temps d’écran est incontournable, certes. Mais si TikTok vient d’annoncer la mise en place d’un métreur pour limiter son accès à une heure par jour pour les moins de 18 ans, cela ne les protège en rien des contenus auxquels ils sont quotidiennement confrontés.

Sur Twitter, les plus jeunes peuvent avoir accès à des contenus à caractère pornographique sans que ne soit contrôlé leur âge, sur TikTok des défis dangereux circulent régulièrement, poussant les enfants à adopter des comportements imprudents, sur Instagram fleurissent les publications diffusant des standards de beauté inatteignables…

Conséquences psychologiques

« Cette consommation qui, au départ, est faite à des fins de divertissement, finit par laisser des traces d’un point de vue neurologique et psychologique », déplore Caroline Rouen-Mallet, évoquant plus particulièrement les nouvelles normes diffusées à travers les contenus de ces plateformes. 

La chercheuse, qui travaille notamment sur l’impact de la consommation numérique sur le comportement des enfants et adolescents, relate par exemple une évolution inquiétante des pratiques alimentaires des adolescentes.

« L’exposition quotidienne à des images de corps très stéréotypés finit par imposer des normes très difficiles à atteindre dans leur esprit (car il s’agit la plupart du temps de photos retouchées) ». En voulant à tout prix atteindre ces normes, les jeunes peuvent parfois adopter des pratiques déviantes, dangereuses, notamment au niveau alimentaire, poursuit la spécialiste. « Ce phénomène est d’autant plus fort que l’enfant est jeune, car d’un point de vue cognitif, il est en plein développement et a besoin de modèles auxquels s’identifier » et ces modèles, il va les rechercher principalement sur Internet ».

Or, c’est ici que se situe le danger : s’il n’y a pas de regard critique porté par un adulte sur ce que l’enfant voit, ce dernier considère alors ce qu’il voit comme la vérité.

Assortir le Smartphone de son mode d’emploi

C’est bien sur ce point que les députés veulent manœuvrer. « On va pouvoir remettre les parents au milieu de l’échiquier », affirme Philippe Coen.

Bien que les applications de cette loi soient encore floues pour beaucoup, son principe n’est pas sans récolter l’assentiment des Français. Selon un sondage Ifop dont les résultats ont été publiés le 1er mars, 77 % d’entre eux soutiennent la proposition de loi de Laurent Marcangeli sur la régulation de l’accès des jeunes aux réseaux sociaux. « Y compris les parents ayant des enfants de 13 à 15 ans actuellement inscrits sur un réseau social (75 %) », précise le rapport.

Pour Caroline Rouen-Mallet, cette proposition de loi doit en effet être le point de départ d’un véritable accompagnement du parent sur le territoire numérique. « Les parents offrent le Smartphone, mais ne délivrent pas le mode d’emploi qui va avec », regrette-t-elle. Le téléphone de l’enfant devient alors « un objet sacré, un territoire privé » que le parent ne s’autorise pas à explorer.

Le 6 mars, le palais Bourbon ira plus loin encore. Les députés examineront un texte de la députée macroniste Caroline Janvier visant à prévenir les risques pour les plus jeunes enfants d’une exposition excessive aux écrans.

Une proposition de loi du député Renaissance Bruno Studer sera également au menu, visant à « garantir le respect du droit à l’image des enfants », y compris face à certains parents diffusant sans limite des images de leurs enfants sur Internet.

En effet, selon une étude de Microsoft, publiée en 2019, quatre adolescents sur dix trouvent que leurs parents les ont trop exposés sur les réseaux. 

« Peut-être que la génération actuelle de jeunes parents – plus experts dans ces sujets car ayant grandi avec ces réseaux – va mieux savoir mettre en place les mécanismes de protection pour ses propres enfants », pose Caroline Rouen-Mallet. 

Toutefois, la question de l’exemplarité demeure, elle aussi, au cœur du sujet. « Quand un parent passe son temps sur son écran, à table ou dans d’autres moments de vie de famille, comment peut-il inciter son enfant à consommer moins d’écran ? », questionne encore la chercheuse.

Tout comme le verre de vin auquel le parent a droit et dont l’enfant se voit privé, le parent a des droits que l’enfant n’a pas, rappelle-t-elle. « Il faut évidemment marquer la différence entre le monde adulte et le monde de l’enfance, et que chaque consommation soit adaptée à chaque tranche d’âge », dit-elle. « Mais pour cela, il faut des discussions, de la communication, et la mise en place – à la maison mais aussi à l’école – d’une véritable éducation numérique ».

france24

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