Tunisie. Les mesures prises par le président pour fermer le Conseil supérieur de la magistrature représentent une menace grave pour les droits humains

Les mesures prises par le président Kaïs Saïed visant à fermer le Conseil supérieur de la magistrature tunisien, organe de supervision judiciaire indépendant mis sur pied après la révolution de 2011 en Tunisie pour protéger les juges de l’influence du gouvernement, représentent une grave menace pour l’indépendance de la justice et le droit à un procès équitable dans le pays, a déclaré Amnesty International le 8 février 2022.

Dans des propos filmés en vidéo tenus devant le ministre tunisien de l’Intérieur et d’autres responsables le 5 février, Kaïs Saïed a déclaré que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) « devrait se considérer comme faisant partie du passé à partir de ce moment » et a annoncé son intention de dissoudre l’organe par décret, l’accusant de corruption et de parti pris politique. Le 7 février, lors d’une réunion filmée avec la cheffe du gouvernement Najla Bouden, il lui a indiqué qu’il considérait le Conseil supérieur de la magistrature comme dissous ; toutefois, il n’a pas encore publié de décret officiel.

« L’attaque du président Kaïs Saïed contre le Conseil supérieur de la magistrature représente une grave menace pour le droit à un procès équitable en Tunisie. Si le président promulgue un décret pour dissoudre ou suspendre l’institution, cela sonnera le glas de l’indépendance judiciaire dans le pays, a déclaré Heba Morayef, directrice régionale d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

« Depuis juillet dernier, le président a démantelé presque tous les contrôles institutionnels sur son pouvoir. Le Conseil supérieur de la magistrature est le dernier bastion de l’impartialité judiciaire. »

Le 7 février, le président du Conseil supérieur de la magistrature, Youssef Bouzakher, a déclaré à Amnesty International que la police avait été déployée devant ses locaux et s’y trouvait depuis la veille, interdisant l’entrée aux membres du CSM.

Ces derniers mois, le président Kaïs Saïed s’en est pris verbalement au système judiciaire civil tunisien, y compris au Conseil supérieur de la magistrature, l’accusant d’être corrompu et de ne pas traiter rapidement les accusations de corruption et de terrorisme. Les autorités contournent de plus en plus les procédures judiciaires et ont imposé à des Tunisien·ne·s, y compris des juges et des personnalités politiques, des interdictions de voyager, des assignations à résidence et des détentions arbitraires, en violation des droits à la liberté et à la liberté de circulation. En outre, de plus en plus de civils font l’objet d’enquêtes et sont poursuivis par les tribunaux militaires.

Il s’agit de la première mesure officielle prise par le président Kaïs Saïed contre l’indépendance du pouvoir judiciaire en tant qu’institution depuis qu’il a suspendu le Parlement en juillet 2021 et destitué le chef du gouvernement de l’époque, Hichem Mechichi. Le 22 septembre 2021, il a suspendu la majeure partie de la Constitution tunisienne, s’est officiellement accordé le pouvoir quasi total de gouverner par décret, a dissous un organe temporaire chargé de vérifier la constitutionnalité des lois et a interdit à quiconque de contester ses décisions via le tribunal administratif tunisien.

Si le président [Kaïs Saïed] promulgue un décret pour dissoudre ou suspendre l’institution, cela sonnera le glas de l’indépendance judiciaire dans le pays

Heba Morayef, Amnesty International
Sous l’ancien dictateur Zine El Abidine Ben Ali, l’exécutif se servait du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui supervise la nomination, les sanctions et les parcours professionnels des juges, comme d’un mécanisme d’influence sur le système judiciaire. Le pouvoir exécutif nommait la majorité des membres du CSM et le président lui-même le présidait, tandis que le ministre de la Justice en était le vice-président.

Après la révolution qui a renversé Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011, les dirigeants élus ont transformé le Conseil supérieur de la magistrature, alors discrédité, en un rempart de l’indépendance judiciaire. En vertu de la Constitution tunisienne de 2014 et de la loi de 2016 recréant le CSM, les deux-tiers de ses 45 membres doivent être des magistrats, dont la majorité est élue par leurs pairs. Le tiers restant est composé d’experts juridiques, financiers, fiscaux et comptables élus indépendants.

Selon les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature des Nations Unies, l’indépendance du pouvoir judiciaire sera « garantie par l’État et énoncée dans la Constitution ou la législation nationales. Il incombe à toutes les institutions, gouvernementales et autres, de respecter l’indépendance de la magistrature ».

Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a déterminé que l’ingérence de l’exécutif dans le système judiciaire – notamment le contrôle de la nomination et de la carrière des juges – viole le droit à un procès par un « tribunal indépendant et impartial » tel que garanti par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et civils (PIDCP), que la Tunisie a ratifié.

Si le droit international ne propose pas de modèle unique pour garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire, il encourage les pays à créer une autorité chargée de superviser ce pouvoir qui ne soit pas dominée par l’exécutif ni le législatif.

Amnesty International demande au président Kaïs Saïed d’abandonner le projet de dissolution du Conseil supérieur de la magistrature et de mettre fin à tous les actes susceptibles de menacer l’indépendance de la justice et/ou de bafouer le droit des citoyen·ne·s à un procès équitable.

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