Les combats font rage depuis plusieurs mois entre l’armée ukrainienne et les mercenaires de l’organisation paramilitaire Wagner pour prendre contrôle de Bakhmout, dans l’est de l’Ukraine. Selon l’OTAN, la ville semble en passe de tomber entre les mains des Russes. Retour sur les enjeux de cette bataille sanglante.
« Les unités Wagner ont pris toute la partie orientale de Bakhmout, tout ce qui est à l’est de la rivière Bakhmoutka » traversant la cité devenue épicentre des combats dans le Donbass, s’est félicité mercredi le chef de l’organisation paramilitaire russe Evguéni Prigojine.
Malgré la défense acharnée des Ukrainiens depuis le début de la bataille, en août, cette ville de l’est est menacée d’encerclement après un « retrait contrôlé » des forces ukrainiennes. Le Secrétaire général de l’Otan Jens Stoltenberg a dit, mercredi 8 mars, ne pas « exclure que Bakhmout tombe finalement dans les prochains jours ». « Cela ne reflète pas nécessairement un quelconque tournant de la guerre », a-t-il précisé. « Mais cela souligne que nous ne devons pas sous-estimer la Russie. Nous devons continuer à soutenir l’Ukraine ».
Selon Moscou, la capture de la ville permettrait « de nouvelles opérations offensives en profondeur ».
Ces dernières semaines, l’armée ukrainienne s’est retrouvée en difficulté après des gains territoriaux russes autour de Bakhmout. Soledar est tombée en janvier, puis Krasna Gora en février et, enfin, début mars, Iaguidné, située aux portes de la ville.
Depuis le déclenchement de l’offensive russe en février 2022, la bataille de Bakhmout est la plus longue et la plus meurtrière, au vu des lourdes pertes subies par les deux camps dans cette ville en grande partie détruite. Les mercenaires de Wagner sont en première ligne pour mener cette attaque. Et ce, au prix d’un bilan humain considérable, de l’aveu même d’Evguéni Prigojine.
Mi-février, ce dernier avait déclaré que « Bakhmout ne sera pas prise demain, parce qu’il y a une forte résistance, un pilonnage, le hachoir à viande est en action ».
Début mars, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a accusé à demi-mot Moscou d’envoyer ses hommes à une mort certaine. « La Russie ne compte pas du tout ses hommes, les envoyant constamment à l’assaut de nos positions », avait-il déclaré.
Certains experts n’hésitent pas à comparer cette féroce bataille à celle de Verdun, qui a décimé les troupes françaises et allemandes entre février et décembre 1916 dans l’est de la France. Ces combats de tranchées furent les plus meurtriers de la Première Guerre mondiale.
« On parle de Verdun d’abord parce que les Russes, essentiellement l’infanterie mal formée de Wagner, sont là-bas pour saigner l’armée ukrainienne. En réponse, les Ukrainiens font la même chose », selon le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française aux Nations unies.
« Il s’agit d’une bataille sanglante pour les deux côtés, explique Scott Lucas, professeur de politique internationale à l’Université de Dublin. Ne disposant pas de divisions mécanisées, Wagner envoie des vagues humaines pour essayer de briser la résistance ukrainienne en infligeant de nombreuses pertes aux deux côtés ».
Un responsable militaire de l’OTAN cité cette semaine par CNN a confié que les troupes russes ont perdu au moins cinq militaires pour chaque soldat ukrainien tué en défendant Bakhmout. Il a précisé que cette estimation repose sur les indications des différents services de renseignements des pays de l’alliance.
Un enjeu symbolique ?
Pour les experts, l’enjeu de cette bataille est principalement symbolique – cette ville de 70 000 habitants n’aurait pas une haute valeur stratégique d’un point de vue militaire.
Volodymyr Zelensky, qui s’était rendu sur place en décembre 2022, avait juré de défendre cette ville-forteresse « aussi longtemps que possible ».
« Il y a une dimension symbolique pour les deux camps, soit à conquérir, soit à préserver Bakhmout, qui est une ville martyre, estime Guillaume Lasconjarias, historien militaire et professeur à Paris-Sorbonne. Les deux camps font des sacrifices alors même qu’il y a une interrogation sur l’utilité stratégique de la ville ».
Selon Guillaume Lasconjarias, « il y a une nécessité pour les uns et des autres d’obtenir un effet ». Pour les Ukrainiens par exemple, il s’agit de « garantir la continuité du soutien de leur propre opinion publique et des opinions publiques occidentales en montrant que ce sont les armes occidentales qui aident à faire la différence, mais que celle-ci ne tient qu’au courage et à la résistance des soldats ukrainiens. C’est tout le message de Volodymyr Zelensky ».
Alors que les rumeurs d’un retrait allaient bon train la semaine dernière, le président ukrainien a ordonné le 6 mars à l’armée ukrainienne de renforcer la défense de la ville. L’Institut d’étude de la guerre a récemment estimé dans une note que la défense de Bakhmout restait en fait « stratégiquement sensée », car elle « continue d’épuiser les effectifs et les équipements russes ».
« Bakhmout, c’est la guerre de Prigojine »
Côté russe, il s’agit de clamer victoire, quel qu’en soit le prix, alors que la bataille a mis en lumière les tensions entre l’armée russe et le chef de la milice Wagner. Evguéni Prigojine a accusé à plusieurs reprises la hiérarchie de l’armée russe de ne pas livrer suffisamment de munitions à ses hommes. S’agit-il d’une stratégie orchestrée par le Kremlin pour garder à distance et contrecarrer les plans d’un chef, dont la milice a pris trop d’envergure, tout en infligeant des pertes aux Ukrainiens ?
« Bakhmout, c’est la guerre de Prigojine qui veut démontrer qu’il fait mieux que l’armée russe qui n’a enregistré aucune victoire depuis l’été », expliquait récemment le général Dominique Trinquand.
« En apparence, il s’agira d’une victoire, mais après avoir investi énormément de ressources et d’hommes sur une ville qui n’est pas vraiment stratégique pour la suite du conflit, constate Scott Lucas. La prise de la ville sera symbolique pour eux car ils n’ont pas enregistré de victoire significative depuis le mois de juillet et la prise de la province de Louhansk. Ils ont même perdu des territoires après des contre-offensives ukrainiennes dans le sud et l’est ».
Scott Lucas souligne que les Russes voulaient à tout prix une victoire pour marquer le premier anniversaire de l’invasion russe, le 24 février. » Celle-ci devait s’appeler Bakhmout, mais cela n’est jamais arrivé ».
Quelles conséquences aurait la chute de Bakhmout ?
La chute de Bakhmout laisserait « la voie libre » à l’armée russe dans l’est de l’Ukraine, selon Volodymyr Zelensky.
Après Bakhmout, les Russes « pourraient aller plus loin. Ils pourraient aller à Kramatorsk, ils pourraient aller à Sloviansk, la voie serait libre » pour eux « vers d’autres villes d’Ukraine », a-t-il averti dans un entretien à la chaîne américaine CNN diffusée le 8 mars. Une perspective à laquelle les Ukrainiens semblent préparés.
Le conseiller le plus proche du président ukranien, Mykhaïlo Podoliak, a déclaré lundi qu’il y avait « un consensus parmi les militaires sur la nécessité de continuer à défendre la ville et à épuiser les forces ennemies, tout en construisant de nouvelles lignes de défense en parallèle au cas où la situation changerait ». Ce qui laisse entendre que ce point de fixation sur le front n’a pas empêché l’armée ukrainienne d’avancer ses pions ailleurs.
Mykhaïlo Podoliak a même précisé que « la défense de Bakhmout a atteint ses objectifs » en épuisant les forces russes et en donnant du temps à l’armée ukrainienne pour former « des dizaines de milliers de soldats pour préparer une contre-offensive ». Une manière de relativiser un éventuel retrait tactique limité dans les prochains jours.
france24