Qu’est-ce que la dénutrition chez les personnes âgées ?

Peu connue des personnes âgées et de leur entourage (aidants et même soignants), peu médiatisée, la dénutrition est une maladie silencieuse qui touche presqu’une personne âgée dépendante sur 2, mais pas seulement : à la maison, une personne âgée (de plus de 70 ans) sur 10 serait aussi dénutrie. A cette sous-nutrition, facteur important de perte d’espérance de vie, on peut pourtant trouver des remèdes. Avec Claire Sulmont-Rossé, directrice de Recherche à INRAe, Sciences et Avenir fait le point sur cette pathologie.

Le dîner traditionnel, soupe, compote, tranche de pain sec, est insuffisant pour répondre aux besoins en calories et en protéines d’une personne âgée. De même les aliments solides mais tendres sont à privilégier par rapport aux aliments liquides. Et surtout, comme l’ont montré des recherches récentes, les menus doivent être si ce n’est conçus avec les personnes âgées tout du moins respectueux de leurs habitudes.

En France, la dénutrition toucherait 2 millions de personnes, dont 800.000 personnes âgées. Cette maladie se caractérise chez les seniors par un apport insuffisant en calories et en protéines par rapport aux besoins de l’organisme. Dénutrie, une personne âgée a un risque de mortalité multiplié par 4. Les femmes sont plus à risque que les hommes, et les personnes de milieux populaires plus que celles qui sont de milieux aisés.

Une maladie encore insuffisamment prise en charge
C’est notamment en 1996, dans un rapport de Bernard Guy-Grand sur l’alimentation à l’hôpital, qu’a été mise en lumière l’importance de la dénutrition : d’un côté l’hôpital disposait de plateaux techniques de plus en plus sophistiqués, de l’autre les plateaux repas proposés aux patients ne répondaient pas à leurs besoins nutritionnels. Dans le même temps les scientifiques ont observé que cette sous-nutrition touchait aussi les résidents des EHPAD, et même les personnes âgées autonomes.

Si, depuis ce rapport, certains hôpitaux ont su améliorer leur offre alimentaire, pour la spécialiste de l’INRAe Claire Sulmont-Rossé ces avancées sont insuffisantes : aujourd’hui encore, 7 personnes hospitalisées sur 10 sont dénutries. Devant une telle situation, un collectif « de lutte contre la dénutrition » est né en 2016 et, depuis trois ans, une « semaine nationale de lutte contre la dénutrition » est organisée afin de sensibiliser les Français.

Bio express
Claire Sulmont-Rossé est directrice de Recherche à INRAe (Centre des Sciences du Goût et de l’Alimentation – Dijon). Depuis 2010, elle mène des travaux sur l’alimentation des seniors avec comme fil conducteur l’ambition de redonner le plaisir de manger aux personnes âgées. En partenariat avec le CHU de Dijon, elle est en train de finaliser un livre de recettes adaptées à cet âge de la vie et a obtenu les financements nécessaires à un nouveau projet de recherche (Fortiphy) : proposer à environ 200 personnes âgées et autonomes d’une part des repas enrichis en protéines et en calories, d’autre part des programmes d’activité physique adaptés à leurs capacités. Objectif : vérifier l’efficacité de ce suivi qui vise à réduire le risque de dénutrition.

Avec l’âge un besoin important de protéines
En vieillissant, notre masse musculaire diminue sérieusement (on peut avoir perdu jusqu’à 11 kg à l’âge de 80 ans). Les chercheurs ont réussi à identifier l’une des causes de cette perte musculaire : une compétition entre les besoins de nos muscles et ceux de notre foie ou de nos intestins. Les scientifiques parlent de « séquestration splanchnique des acides aminés ». Explication : lorsque que nous mangeons des aliments contenant des protéines (œufs, viandes, produits laitiers, poissons, légumineuses), celles-ci sont transformées par la digestion en acides aminés qui seront ensuite utilisés pour fabriquer de nouvelles protéines utiles à l’organisme.

Avec l’âge, après la digestion, l’intestin et le foie ont tendance à « séquestrer » plus d’acides aminés et donc à en laisser moins pour le renouvellement de la masse musculaire. C’est pourquoi, contrairement à une idée reçue, il faut consommer autant voire plus de protéines après 70 ans : 1 à 1,2 g de protéines par kilo de poids corporel et par jour contre 0,8 à 1 g chez des adultes plus jeunes, pour disposer de plus acides aminés.

Le manque d’appétit peut être lié à une diminution du « confort oral »
A partir de 70 ans, l’appétit diminue pour différentes raisons. Outre des maladies (la dépression, les maladies neurodégénératives), ou des stress importants (décès d’un proche, hospitalisation), une des causes de la perte d’appétit est la diminution du « confort oral » : avec l’âge la dentition est plus abîmée, la bouche secrète moins de salive, et pour certaines personnes la déglutition est plus difficile. Or ces altérations peuvent conduire les personnes âgées à éviter de consommer des aliments difficiles à mâcher tels que la viande, les fruits ou les légumes crus, pourtant bien nécessaires à leur équilibre alimentaire.

Autre aspect souvent négligé : la prise de médicaments. Claire Sulmont-Rossé le rappelle : « Encore récemment j’ai observé le cas d’une personne âgée à qui on a changé la prescription médicamenteuse et qui au bout de quelques semaines commençait à « flotter » dans son pantalon ; elle avait moins faim, elle a commencé à perdre rapidement du poids. Une visite chez le médecin a permis de modifier la liste des médicaments qu’elle prenait et son appétit est revenu ».

Les conditions de repas et l’offre alimentaire ne sont pas toujours adaptées
Les repas des maisons de retraite, des hôpitaux ou des sociétés de portage ont une offre alimentaire qui n’est pas toujours adaptée au goût des résidents, ou des patients. La chercheuse dijonnaise a montré par exemple qu’un tiers des personnes âgées n’aiment pas les yaourts, ou encore le poulet au curry ou les mangues. Elle constate que l’on a tendance à plaquer les habitudes alimentaires d’une génération sur l’autre. De même cette scientifique a constaté que si leur capacité à sentir les odeurs et les saveurs des aliments diminue avec l’âge, la plupart des personnes âgées restent capables de percevoir le goût et il est important de continuer à leur présenter des plats savoureux, bien assaisonnés. La texture conserve aussi toute son importance. Elles préféreront aussi des plats de viandes tendres et juteux à une alimentation mixée, même quand elles n’ont plus toutes leurs dents.

Le contexte dans lequel le repas est pris influence beaucoup l’appétit. Un repas chaud, dans un cadre reposant, soigné, convivial, sans horaire contraint, conditionne aussi une bonne prise alimentaire.

Dans une expérience menée en maison de retraite, le fait de proposer aux résidents des condiments (moutarde, mayonnaise, persil ou rondelles de citron …), afin qu’ils personnalisent un peu leur repas, a, selon Claire Sulmont-Rossé, amélioré l’attrait pour le plat proposé et les quantités consommées. « Plus une personne a participé à l’élaboration et au choix de son repas, plus il y a de chance qu’elle ait envie de le manger », précise-t-elle.

La dénutrition institutionnalisée
Dans le livre « Les fossoyeurs », prix Albert-Londres 2022, Victor Castanet dénonce la dénutrition institutionnalisée à la maison de retraite (EHPAD) « Bords de Seine » (Groupe Orpéa) à Neuilly-sur-Seine (92) : en 2016 pas moins de75% des résidents étaient dénutries. Le pire s’observe dans les « unités protégées » des quatrième et cinquième étages de la résidence : la direction y fait des économies sur la masse salariale – en réduisant le nombre d’auxiliaire de vie qui aident les patients à manger – et sur le coût des repas qui sont réduits au strict minimum « soupe-biscottes-yaourt ». Le cas le plus emblématique fut celui de l’actrice Françoise Dorin, qui trois mois après son admission, avait perdu 20 kg.

Des injonctions nutritionnelles en contraction avec les besoins des personnes âgées
L’augmentation des maladies métaboliques (diabète, obésité…) dans la population française a conduit à multiplier les messages de prévention. Les personnes âgées, qui regardent souvent la télévision, sont sensibles à ces informations. A ce sujet, Claire Sulmont-Rossé rapporte une anecdote vécue : on conseille à une personne âgée dénutrie de fractionner ses repas en prenant par exemple une collation à 10 h ou un goûter à 16h. Réponse de la personne âgée : « Mais en fait vous me demandez de grignoter entre les repas ! » Elle avait bien intégré les messages de prévention sur le grignotage, mais ces informations ne s’adressent pas forcément aux plus de 70 ans, et peuvent parfois être contre-productifs.

La chercheuse dijonnaise met aussi en garde contre les régimes restrictifs après 70 ans, qui peuvent conduire à la perte de masse musculaire plutôt qu’à la perte de masse adipeuse et aggraver la perte d’appétit.

Le poids : un indice qui ne trompe pas
Lorsqu’une personne âgée ne mange plus suffisamment pour couvrir les besoins de son organisme, elle va perdre du muscle et commencer à maigrir. Une perte de poids de 5 % en un mois ou de 10 % en 6 mois est un signal d’alerte. Pour Claire Sulmont-Rossé : « A partir de 70 ans, il est utile de se peser une fois par mois, et toute chute brutale ou continue du poids doit être prise au sérieux. Une maladie ou plus simplement un accident de la vie sont souvent associés à une perte de poids, il faut donc être vigilant dans ces moments-là ». *

La spirale de la dénutrition
« La dénutrition est une maladie silencieuse, qui passe souvent inaperçue, mais qui peut aggraver d’autres maladies » explique à Sciences et Avenir la chercheuse dijonnaise. « Des apports alimentaires insuffisants conduisent l’organisme à s’affaiblir, les défenses immunitaires sont moins efficaces, les personnes tombent plus facilement malades. La perte de muscles augmente le risque de chutes et de fractures, et par là même le risque de dépendance, c’est la spirale de la dénutrition » précise-t-elle. « C’est pourquoi dès les premiers signes de perte de poids il faut agir, afin d’éviter les effets en cascade » conclut-elle.

Deux solutions : l’enrichissement et la fortification alimentaires
Il s’agit soit d’enrichir les repas avec différents aliments qui vont permettre d’augmenter l’apport énergétique et protéique sans augmenter la quantité absorbée : composer des menus riches en protéines (viandes, œufs, poissons, produits laitiers, légumineuses), soit de « fortifier » la nourriture : ajouter des protéines à des plats (ajouter de la poudre de lait dans un yaourt, un œuf de plus dans une quiche) ou encore augmenter les calories consommées par l’ajout de matières grasses dans une recette.

Dans certains cas « le médecin prescrit des compléments hyper-caloriques et/ou hyper-protéinées, mais ils ne sont pas toujours bien acceptés par les personnes âgées » précise Claire Sulmont-Rossé. Et l’acceptabilité est pour cette chercheuse un aspect déterminant de la réussite d’une fortification alimentaire. Elle remarque d’ailleurs qu’il est souvent négligé : en analysant 44 travaux de recherche sur le thème de la fortification alimentaire chez les personnes âgées, elle a pu constater que seuls 13 d’entre eux avaient pris en compte le point de vue des personnes âgées !

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