L’inaction climatique expliquée par les neurosciences : pourquoi n’agissons-nous pas suffisamment ?

Les rapports du Giec s’enchaînent et appellent à une action immédiate pour limiter le réchauffement climatique en cours. Mais malgré l’urgence, nos cerveaux et sociétés humaines nous freinent dans l’adoption des comportements vertueux, explique la chercheuse Aurore Grandin. Heureusement, il existe des solutions.

Alors que le sixième rapport du Giec appelle à une action immédiate et malgré l’existence de solutions concrètes au changement climatique, les réactions efficaces se font attendre. « La solution au changement climatique ne va pas dépendre uniquement de réponses technologiques, mais aussi de modifications profondes de nos sociétés et de nos comportements », affirme Aurore Grandin, chercheuse en sciences cognitives à l’Ecole Normale Supérieure (ENS-PSL). Car si les conséquences du changement climatique sont externes, les raisons pour lesquelles il nous est si difficile d’agir efficacement sont en partie inscrites dans le fonctionnement de notre psychologie et de nos cerveaux.

Aborder le changement climatique par le biais des sciences cognitives ne va pas forcément de soi, remarque Aurore Grandin. « Pourtant, toutes les questions environnementales sont anthropiques, c’est-à-dire causées par le fonctionnement des sociétés humaines, que ce soit l’effondrement de la biodiversité ou le dépassement de la limite planétaire ». Grâce à une approche psychosociale et psycho-environnementale, la chercheuse décortique nos biais et nos freins, et soulève les leviers qui pourraient motiver un changement de comportement global et salutaire.

L’effet rebond, ce phénomène à effet pervers
Il est tentant de faire peser tous nos espoirs sur de nouvelles technologies de transport, de traitement des déchets ou de production et stockage de l’énergie. « Mais même si l’on veut avoir recours à des technologies, celles-ci doivent être compatibles avec la psychologie humaine et le contexte social », explique Aurore Grandin. Si cette condition n’est pas respectée, des effets pervers peuvent émerger et diminuer fortement l’efficacité réelle de ces nouvelles technologies ou améliorations techniques, dont l’effet rebond. Il repose sur l’observation que chaque innovation technologique permettant une économie d’énergie, au lieu de mener à une économie, aboutit paradoxalement à une utilisation accrue de ces innovations et donc à une hausse de la consommation globale.

« Par exemple, lorsqu’on a rendu les moteurs des voitures plus efficients et qu’elles ont pu consommer moins, les consommateurs ont fait des économies d’essence et d’argent, mais de ce fait, ils ont aussi pu se permettre d’acheter des voitures plus grosses », illustre Aurore Grandin. Cette tendance a d’abord été observée par les économistes au niveau du marché de l’automobile, puis expliquée par les psychologues comme un probable effet de « licence morale », détaille-t-elle. « On se sent autorisé à utiliser plus parce qu’on a économisé par ailleurs, comme si on gagnait un crédit par action positive permettant de justifier une action négative. » Une véritable « comptabilité mentale » et morale.

Le fait qu’un comportement éco-responsable (comme une économie d’énergie) puisse être suivi d’un comportement polluant (comme l’achat d’une plus grosse voiture), c’est ce qu’on appelle le « spillover effect » négatif. « C’est le fait de chercher la cohérence entre un comportement et un autre, pour éviter une dissonance cognitive qui crée un inconfort », explique Aurore Grandin. Ainsi, adopter un comportement contre-productif peut amener à en adopter un autre. Heureusement, il existe aussi des exemples de spillover positif. « Par exemple, le recyclage dans la sphère privée a amené à recycler au bureau ».

Le souci de l’image positive de soi
Mais parfois, le chemin le plus simple pour éviter la dissonance cognitive est de conserver volontairement des points aveugles dans son jugement. « On parle d’ignorance motivée’ lorsqu’on ne cherche pas à s’informer sur des comportements dont on soupçonne qu’ils peuvent être négatifs », révèle Aurore Grandin. « Dans l’idéal, nous aurions tous intérêt à nous renseigner le plus possible, mais ce qu’on observe, c’est plutôt un refus de s’exposer à une remise en cause. C’est plus facile de dire qu’on ne savait pas. »

Au-delà de la facilité, éviter la remise en question de ses comportements permet également de contrôler son image. Une personne qui s’identifie comme écoresponsable pourra ainsi fermer les yeux plus ou moins volontairement sur ses comportements potentiellement problématiques, afin de conserver une image positive et cohérente à présenter au monde. Une motivation d’autant plus forte que nous avons tous tendance à nous surévaluer par rapport à la moyenne sur des valeurs valorisées socialement. « Ce biais de supériorité à la moyenne est universel, et vaut aussi pour l’écoresponsabilité », pointe Aurore Grandin. Or, les études suggèrent que les gens qui se surévaluent sont moins motivés à agir plus. Un nouvel obstacle que notre cerveau oppose à une action efficace contre le changement climatique.

Le besoin de maximiser nos bénéfices individuels
En plus de ces biais cognitifs, d’autres éléments de notre psychologie humaine peuvent pousser les individus à surconsommer des ressources communes, notamment pour maximiser notre bénéfice individuel. « Imaginons un lac rempli de poissons, personne n’a d’intérêt à limiter sa consommation et tout le monde en a à surconsommer pour ne pas être pénalisé par rapport aux autres », illustre Aurore Grandin. Idem pour l’environnement, alors que chacun peut avoir l’impression que ses efforts sont une privation individuelle, et de surcroît à l’impact souvent minimisé. « Cela s’appelle ‘la tragédie des communs’, on se sent une goutte d’eau dans l’océan au sein du collectif. »

Pour créer des normes sociales écologiques, la solution est dans la coordination
Pour réconcilier nos cerveaux avec l’effort écologique, la solution est donc la coordination sociale. « L’action individuelle n’a pas d’intérêt si elle n’est pas coordonnée », confirme Aurore Grandin. « Si l’on ne sait pas ce que font les autres, la stratégie la plus fiable, c’est de ne pas coopérer. Mais lorsqu’un effort est suffisamment partagé par le collectif pour qu’il devienne une norme sociale, cela conditionne aussi nos comportements individuels, comme pour le recyclage qui ne pose plus question aujourd’hui. » En revanche, éviter de prendre l’avion n’est pas encore une norme sociale dans certains milieux aisés ou professionnels, ajoute-t-elle.

Pour faire émerger la coopération et écarter la « tragédie des communs », il faut donc avoir le sentiment de ne pas être seuls à contribuer et que les efforts sont équitablement distribués, précise la chercheuse. Pour cela, il faut de la transparence. « Chaque citoyen doit pouvoir suivre et observer, avec des preuves tangibles et visuelles, comment les autres, les collectivités, les entreprises, ou l’Etat agissent, pour créer une norme sociale et inciter à la contribution ». Attention cependant : si l’effort est principalement mis dans la communication au détriment des actions, nous le percevrons et ne suivrons pas. « Les êtres humains ont développé des mécanismes fins de détection de la triche et y sont très sensibles ! », pointe Aurore Grandin.

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