En diabolisant la gauche, « Emmanuel Macron joue un jeu assez dangereux »

Face à la violence de certains manifestants contre la réforme des retraites, l’exécutif s’applique à discréditer la gauche en entretenant la confusion entre gauche parlementaire, extrême gauche et ultragauche. Une manœuvre qui profite à l’extrême droite, jugée « plus républicaine ».

« Groupes factieux », « ultragauche », « extrême gauche », « chaos », « bordélisation », « fragilisation de la République », « sape de nos institutions ». Ces termes sont répétés en boucle depuis les premières manifestations sauvages et l’utilisation par Élisabeth Borne du 49.3, jeudi 16 mars, pour faire passer la réforme des retraites. Ils sont prononcés par le président de la République, Emmanuel Macron, son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, et plusieurs membres du gouvernement, avec un objectif : diaboliser la gauche.

Dernier exemple en date, mardi 28 mars, à l’Assemblée nationale. « Que s’est-il passé à gauche pour qu’on confonde casseurs et policiers ? (…) Que s’est-il passé à gauche pour qu’on confonde manifestation interdite et manifestation autorisée ? Que s’est-il passé à gauche pour qu’on ne respecte plus l’uniforme de la République ? (…) Que s’est-il passé à gauche pour qu’on haïsse les policiers ? », lance Gérald Darmanin à la députée écologiste Sophie Taillé-Polian, qui accusait le ministre, lors des questions au gouvernement, d’instrumentaliser la police pour incarner l’ordre.

Que s’est-il passé à gauche pour qu’on confonde casseurs et policiers ?
Une attaque répétée quelques minutes plus tard, cette fois-ci en répondant à une question du député Les Républicains Éric Ciotti : « Lorsque l’extrême gauche et l’ultragauche se sont mêlées depuis le 16 mars aux manifestations sauvages non déclarées (…), alors oui, le chaos cherche à s’installer, a affirmé Gérald Darmanin. Ce que je regrette comme vous, c’est qu’il n’y ait pas unanimité dans la classe politique pour dénoncer ces groupes factieux qui veulent mettre à bas la République. L’ultragauche ne veut pas attaquer la réforme des retraites. Elle veut attaquer la République. L’ultragauche ne veut pas attaquer le gouvernement. Elle veut attaquer les policiers. »

Un discours qui mélange gauche parlementaire, extrême gauche et ultragauche, utilisant presque chacun de ces qualificatifs de façon interchangeable, et qui sème la confusion dans l’opinion.

La ligne a été fixée au plus haut niveau. Lors de son entretien du 22 mars au 13 h de TF1 et France 2, Emmanuel Macron a dénoncé les « les factieux » et « les factions ». Le chef de l’État parlait alors des « groupes ayant recours à l’extrême violence parce qu’ils ne sont pas contents de quelque chose ». Et il établissait un parallèle entre les manifestations sauvages contre la réforme des retraites et les assauts du Capitole à Washington ou du Parlement brésilien à Brasilia.

Deux jours plus tard, Gérald Darmanin reprend à son compte l’expression. « Le pays doit se réveiller et condamner l’extrême gauche et les factieux », affirme-t-il, vendredi 24 mars, sur CNews.

Différencier gauche, extrême gauche et ultragauche
Puis Emmanuel Macron enfonce le clou, lundi 27 mars : devant les responsables de la majorité présidentielle et les ténors du gouvernement réunis à l’Élysée, il affirme qu' »il y a un réel projet politique mené par la France insoumise qui tente de délégitimer l’ordre raisonnable, nos institutions, ses outils ».

« On sent bien dans la rhétorique du gouvernement qu’au-delà de l’ultragauche et de l’extrême gauche, ce sont toutes les forces de la Nupes qui sont ciblées, et au premier chef La France insoumise, car c’est à la fois la force hégémonique et la force la plus radicale », souligne Ugo Palheta, maître de conférence à l’Université de Lille et auteur de plusieurs livres sur la montée du fascisme, dont « La possibilité du fascisme : France, la trajectoire du désastre » (La Découverte, 2018).

Pourtant, si gauche parlementaire, extrême gauche et ultragauche ont en commun leur opposition à la réforme des retraites et la dénonciation des violences policières, il convient de les différencier.

« La gauche parlementaire est représentée à l’Assemblée nationale par des partis – La France insoumise, le Parti socialiste, Europe Écologie-Les Verts, le Parti communiste – qui jouent le jeu des institutions. Les deux autres sont des gauches extra-parlementaires qui ont des orientations politiques beaucoup plus radicales », explique Isabelle Sommier, professeure de sociologie politique à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, spécialiste des mouvements sociaux et de la violence, autrice de « Violences politiques en France » (Presses de Sciences Po, 2021).

« L’extrême gauche correspond à des formations politiques d’obédience marxiste léniniste qui reprochent au PCF d’être devenu trop mou. Ses représentants sont la Ligue communiste révolutionnaire, Lutte ouvrière, le Nouveau parti anticapitaliste ou encore Révolution permanente, poursuit l’experte. Quant à l’ultragauche, il s’agit d’une nébuleuse libertaire, anarchisante, qui perce en France dans les années 1970 et qui connaît une dynamique croissante depuis les années 2000 avec la contestation du CPE [contrat première embauche] en 2006 ou de la loi Travail en 2016. »

« Une stratégie qui tend à redéfinir l’arc républicain »
Or, si l’ultragauche est bien impliquée dans les violences envers les forces de l’ordre et les biens publics et privés, ce n’est pas le cas de la gauche parlementaire. Celle-ci est par ailleurs divisée sur l’attitude à adopter vis-à-vis de ces violences : certains élus les condamnent sans tergiverser, quand d’autres le font du bout des lèvres, et que d’autres encore s’y refusent.

Il n’en fallait pas plus pour que l’exécutif et la majorité présidentielle se saisissent de cette occasion pour mettre ultragauche, extrême gauche et gauche parlementaire dans un même sac, laissant imprimer le message plus ou moins subliminal que des députés de gauche appellent à des violences, voire participent eux-mêmes à ces violences.

« C’est une stratégie qui tend à redéfinir l’arc républicain, analyse Ugo Palheta. Emmanuel Macron joue un jeu assez dangereux qui consiste à réduire la bataille politique à un face à face avec l’extrême droite qui évince toute sorte d’option à sa gauche. Mais l’apparition de la coalition de gauche de la Nupes, qui alimente le mouvement social opposé à la réforme des retraites, représente une option alternative viable et donc une menace pour le président. Il s’agit donc pour lui de discréditer et de disqualifier cette gauche, tout en intégrant progressivement et à bas bruit le Rassemblement national dans cet arc républicain. »

Une manœuvre politique qui s’illustre notamment lorsque le ministre du Travail, Olivier Dussopt, juge Marine Le Pen, dans Le Monde, « bien plus républicaine » que les élus de la Nupes après que celle-ci lui a apporté son soutien au moment où le député LFI Aurélien Saintoul l’avait traité d’ »assassin ». Une déclaration qui sied parfaitement à la volonté du parti fondé par Jean-Marie Le Pen de franchir une nouvelle étape dans sa normalisation.

Selon Ugo Palheta, « majorité présidentielle et extrême droite se répondent, chacun faisant de l’autre son meilleur ennemi, le tout avec une haine commune de la gauche ».

france24

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