L’Ukraine prépare depuis plusieurs semaines une contre-offensive pour reprendre des territoires passés sous contrôle russe. Annoncée pour le printemps, celle-ci s’appuiera sur les équipements militaires envoyés par les Occidentaux. Mais il faudra que Kiev “renouvelle ses attaques” pour obtenir des résultats probants, estime l’historien et militaire Michel Goya.
La contre-offensive de l’Ukraine est imminente. Si on ne sait ni où ni quand celle-ci se produira, Kiev entend bientôt récupérer ses territoires passés sous contrôle russe, comme il l’a annoncé ces dernières semaines. L’armée ukrainienne avait déjà mené – avec succès – des attaques similaires en septembre 2022 dans les régions de Kharkiv et de Kherson.
Kiev a reçu plusieurs livraisons d’équipements militaires occidentaux ces derniers jours et n’hésite pas à en faire la publicité, comme avec ce tweet du ministère ukrainien de la Défense publié le 27 mars. Mais la fourniture de premiers blindés lourds par les États-Unis, le Royaume-Uni ou encore l’Allemagne “ne suffira pas pour obtenir une victoire importante”, affirme le spécialiste Michel Goya.
En marge d’un colloque organisé, jeudi 30 mars, par la Fondation Jean Jaurès, l’historien et militaire, ancien colonel de marine, a répondu aux questions de France 24 sur la contre-offensive ukrainienne à venir.
France 24 : En quoi va consister la contre-offensive ukrainienne qui est annoncée pour ce printemps ?
Michel Goya : Les Ukrainiens sont obligés de mener de grandes offensives, ils ne peuvent pas se permettre de mener une guerre méthodique, une guerre de grignotage comme le font les Russes. Kiev doit remporter de grandes victoires et le plus vite possible, de façon à libérer le maximum de territoires occupés et en même temps faire le plus de mal possible à l’armée russe.
Pour cela, l’armée ukrainienne doit percer la ligne de front, disloquer les dispositifs russes. Il lui faut des victoires comme celles de septembre dans la province de Kharkiv ou celle de Kherson. Maintenant, il s’agit pour les Ukrainiens d’aller jusqu’à Melitopol (dans la région de Zaporijjia, dans le Sud-est) et jusqu’à Starobilsk (dans la région de Louhansk, dans l’Est), et de faire très mal à l’adversaire.
Pour cela, il faut une grande concentration de moyens, de forces sur une zone précise – au moins une dizaine de brigades. Il y a un moment où ils seront arrêtés, et il leur faudra alors encore renouveler leurs attaques pour obtenir trois à quatre victoires comme celles de septembre. Une seule offensive ne suffira pas pour atteindre l’objectif stratégique de libérer tous les territoires (sous contrôle russe, NDLR).
Les livraisons d’équipements occidentaux seront-elles suffisantes pour que Kiev parvienne à atteindre ses objectifs ?
Tout n’est pas une question de matériel. Les équipements fournis par les Occidentaux – les chars de bataille, les véhicules de combat et d’infanterie, l’artillerie mobile – permettent à Kiev de constituer des unités de combat cohérentes, solides, qui serviront éventuellement de fers de lance pour l’offensive.
Mais avec ce qu’on fournit, les Ukrainiens peuvent construire probablement trois-quatre brigades, pas beaucoup plus. Cela ne suffira pas pour obtenir une victoire importante. Kiev ne s’en contente pas et reconstitue aussi, par ailleurs, d’autres forces. Pour qu’une offensive ait un effet, il faut au moins une dizaine de brigades, comme c’était à peu près le cas à Kharkiv et à Kherson. La ligne de défense russe est peut-être plus solide maintenant qu’elle ne l’était en septembre, ce qui induit qu’il faudrait aux Ukrainiens encore plus de moyens.
Outre la quantité de soldats, l’aspect qualitatif compte aussi pour mener des opérations offensives : c’est compliqué, il faut coordonner plein de moyens, il faut plusieurs savoir-faire, des états-majors… Est-ce que les Ukrainiens ont la capacité pour atteindre ce niveau de compétences et de savoir-faire nécessaires ? C’est une vraie question.
En cas de succès, quelles conséquences peut avoir cette offensive sur la suite de la guerre ?
En cas d’offensive ukrainienne, il y a deux options possibles. Soit cela échoue, et on entre alors dans une situation où les Ukrainiens sont incapables de casser la ligne de front, ce qui conduit à une situation gelée sur le terrain. Soit Kiev réussit, et cela provoque de l’instabilité dans la guerre.
En cas de victoire dans la région de Zaporijjia ou celle de Louhansk, la Russie ne peut pas rester sans réaction, d’autant qu’on va commencer à se rapprocher de zones politiques sensibles – les Républiques séparatistes du Donbass et la Crimée. L’offensive ukrainienne ne peut que déclencher des réactions russes qui vont compenser les éventuelles victoires de Kiev sur le terrain.
Cela passe notamment par de nouvelles mobilisations humaines – un tournant qui a été amorcé fin septembre avec la mobilisation partielle. La boîte de Pandore est maintenant ouverte : on ne sait pas ce qui peut empêcher Moscou de mobiliser 300 000 hommes de plus, 600 000 voire un million si besoin. À partir du moment où ce cap a été franchi, il n’y a plus de limites – sauf matérielles pour les équiper et les former, car on ne transforme pas en un claquement de doigts ces personnes en soldats compétents.
Pourquoi plusieurs offensives ukrainiennes sont nécessaires ?
On peut avoir le scénario d’une percée ukrainienne dans la province de Zaporijjia qui conduirait à une débâcle russe et à un effondrement un peu partout en Ukraine. D’un seul coup, cela deviendrait beaucoup plus facile militairement pour les Ukrainiens, et la victoire deviendrait possible jusqu’aux républiques du Donbass et à la Crimée. Mais ce scénario est, selon moi, peu probable.
L’offensive ukrainienne va s’arrêter au bout d’un moment. On ne peut pas avancer sur la ligne de front pendant des centaines de kilomètres. Il faut des ravitaillements, de la logistique et des hommes en forme – mais comme ils sont souvent fatigués par les combats, cela nécessite d’en avoir suffisamment pour pouvoir effectuer des relèves. En septembre, les Ukrainiens ont repris Kharkiv, mais les Russes ont été capables de les arrêter à Louhansk.
Il est probable que l’armée ukrainienne obtienne des succès, mais ils ne seront pas stratégiques au sens où elle regagnerait tout. Il lui faudra donc renouveler ses attaques, mais les Russes ont encore des ressources, sans compter l’intimidation ou la possible escalade nucléaire. Il y a toujours le risque d’un chantage nucléaire, voire d’un passage à l’acte. Mais l’emploi de cette arme aurait un coût politique énorme pour Moscou.
FRANCE24