Le président russe Vladimir Poutine est la cible de critiques très crues qui auraient été prononcées durant une discussion téléphonique entre un célèbre producteur russe de disques et un milliardaire, rendue publique samedi par un média ukrainien. Si l’authenticité de cet enregistrement n’a pas été démontrée, les propos reflètent tout de même le malaise croissant d’une partie de l’élite russe.
Il y a des oreilles qui ont dû siffler au Kremlin. « Poutine, c’est Satan », « une mauviette » qui a « un p***n de complexe lié à sa petite taille ». Des amabilités proférées à l’encontre du président russe tirées d’un enregistrement audio présenté comme une conversation téléphonique entre deux « loyalistes » autoproclamés de Vladimir Poutine qui ont publiquement soutenu « l’opération militaire spéciale » en Ukraine.
Cette discussion de 35 minutes entre l’influent producteur de musique Iosif Prigojine et l’homme d’affaires milliardaire Farkhad Akhmedov, présentée comme authentique samedi 25 mars par la chaîne de télévision ukrainienne Channel 5, n’en finit pas de faire des vagues dans le petit monde de l’élite russe.
Ainsi, lundi, même Evguéni Prigojine, le célèbre patron du groupe de mercenaires Wagner, a tenu à prendre ses distances avec les propos attribués à son homonyme qui n’a pourtant aucun lien de famille avec lui. « Iosif est imprudent et agressif », a-t-il tranché. « Plusieurs blogueurs russes ont également commenté cet enregistrement sur Telegram », a constaté Stephen Hall, spécialiste de la Russie à l’université de Bath (sud-ouest de l’Angleterre).
« Ils ont foutu le pays en l’air »
Iosif Prigojine, qui a d’abord crié à la falsification, a finalement reconnu qu’il y avait bien eu « une discussion privée » avec Farkhad Akhmedov, tout en précisant qu’une partie de la conversation était le résultat d’un montage effectué pour lui nuire. Le média indépendant russe Novaya Gazeta affirme, quant à lui, que le FSB – la principale agence russe de renseignement – aurait « authentifié le contenu de l’enregistrement ».
Une discussion qui ne se limite pas à une énumération de noms d’oiseaux pour Vladimir Poutine. « Ils [l’entourage de Vladimir Poutine, NDLR] ont foutu le pays en l’air », s’emporte ainsi Farkhad Akhmedov, qui s’est installé à Bakou en Azerbaïdjan. « Ce sont des p***n de criminels à cause de qui cette nation n’a plus d’avenir. Ils traitent le peuple comme des ordures », lui répond Iosif Prigojine en faisant référence à la manière dont la guerre en Ukraine se déroule.
Des échanges d’une rare violence qui n’auraient pas été tenus par les premiers Russes venus. « Farkhad Akhmedov est un milliardaire qui a fait fortune dans le secteur stratégique du gaz et a siégé au parlement russe à la fin des années 2000. Il appartient donc clairement à l’élite économique du pays, sans pour autant être membre du premier cercle du pouvoir », résume Stephen Hall.
Quant à Iosif Prigojine, « c’est un célèbre producteur de disques qui a fait activement campagne pour Vladimir Poutine lors de l’élection présidentielle de 2018 », ajoute le politologue.
Une partie de l’élite contre « la guerre personnelle de Poutine » ?
Pour Stephen Hall, si cet enregistrement est authentique, il « reflète assez bien l’humeur d’une partie de l’élite russe qui est loin d’être impressionnée par la manière dont la guerre se déroule ». Ce n’est pas seulement l’expression de la déception face à une offensive qui ne tient pas ses promesses, mais surtout du sentiment de plus en plus présent « qu’il s’agit d’une guerre personnelle pour Vladimir Poutine et un cercle de plus en plus restreint de proches », résume Stephen Hall.
À ce titre, cet échange « n’est pas un appel à la révolte et au soulèvement contre Vladimir Poutine », analyse Yevgeniy Golovchenko, spécialiste de la propagande et du discours politique russe à l’université de Copenhague. Farkhad Akhmedov et Iosif Prigojine « se plaignent surtout du coût économique pour eux de cette guerre et de la meilleure manière de sauver leur fortune », ajoute ce spécialiste.
Des préoccupations très égoïstes qui font que la publication de cet échange ne constitue pas une menace directe pour le pouvoir en place, d’après les experts interrogés par France 24. D’autant moins que seuls les habitués de Telegram risquent d’en entendre parler en Russie, « puisque les grandes chaînes de télévision ne s’en sont pas emparées, ce qui fait que les Russes ordinaires n’auront probablement jamais connaissance du malaise d’une partie de l’élite », souligne Stephen Hall.
Pour cet expert, le seul risque pour Vladimir Poutine serait que « d’autres hommes d’affaires russes qui pensaient être seuls au sein de l’élite économique du pays à être en désaccord avec la politique du Kremlin se rendent compte qu’ils ne sont pas aussi isolés que ça », note Stephen Hall.
Coup monté par le pouvoir ?
En revanche, la publication de cette discussion téléphonique constitue une menace pour les riches russes tentés de critiquer le pouvoir. « Cela prouve que personne n’est à l’abri d’être écouté », note Yevgeniy Golovchenko. Farkhad Akhmedov et Iosif Prigojine ont toujours cultivé une image publique de loyauté irréprochable envers le Kremlin, et pourtant si l’enregistrement existe, c’est que les communications de « fidèles » de Vladimir Poutine ont « aussi été mises sur écoute par le pouvoir », estime l’expert de l’université de Copenhague.
C’est d’ailleurs peut-être « le pouvoir russe lui-même qui a fait fuiter cet enregistrement », extrapole Stephen Hall. Le régime voudrait ainsi faire savoir qu’il a des oreilles partout, y compris dans l’intimité de ceux qui pourraient se croire intouchables, comme Farkhad Akhmedov et Iosif Prigojine.
Dans ce scénario, Iosif Prigojine aurait du souci à se faire (Farkhad Akhmedov court moins de risques puisqu’il vit en Azerbaïdjan). Après avoir prouvé qu’il était capable de tout entendre, le pouvoir devrait montrer le sort qu’il réserve à ceux qui se font prendre la main dans le sac à critiquer aussi vertement le président et son entourage direct.
C’est peut-être pour cette raison que le producteur de disque a accordé une longue interview au site d’informations de Saint Pétersbourg Fontanka dans laquelle il assure être à 100 % d’accord avec Vladimir Poutine. Cet acte de contrition lui permettra-t-il d’échapper à la colère du maître du Kremlin ?
FRANCE24