Durant la pandémie de Covid-19, les fonctions exécutives du cerveau ont été beaucoup plus sollicitées afin de nous adapter en permanence au contexte instable. Pour combattre cette fatigue cognitive, il faut réapprendre à automatiser le plus de tâches possible. Explications.
Après la crise sanitaire, il y a de la fatigue dans l’air ! Et c’est notre contrôle cognitif qui trinque. C’est en substance ce qu’on pourrait traduire, sur le plan neurocognitif, de l’enquête menée par l’Ifop et la Fondation Jean-Jaurès pour objectiver « l’impact de la pandémie de Covid-19 sur la motivation et l’état psychologique des individus, leur capacité à effectuer un effort mental, physique ou à résister aux aléas de la vie « . Il s’agit certes d’une enquête d’opinion, mais elle corrobore l’hypothèse d’une fragilisation psychologique et mentale due à la crise sanitaire, au moins chez une partie de la population.
Fin 2022, 30 % des sondés déclaraient ainsi être moins motivés qu’avant (37 % pour la motivation au travail), 44 % avoir de plus en plus de mal à patienter avant d’obtenir quelque chose, ou encore 41 % être plus fatigués après un effort physique. Les effets à longue traîne de la « fatigue pandémique » décrite par l’Organisation mondiale de la santé dès novembre 2020 comme une « réponse naturelle et attendue face à une crise de santé publique prolongée « .
Crainte de l’infection, isolement, confinements, instabilité chronique du quotidien, injonctions contradictoires… Nombre de psychiatres vont jusqu’à investiguer ce qu’ils nomment « troubles du stress post-pandémique », parce que leurs patients répondent aux critères diagnostiques de troubles du stress post-traumatique (TSPT). En juin 2022, une méta-analyse s’appuyant sur plus de 2000 publications scientifiques concernant l’impact de la pandémie – et non de l’infection – sur la santé mentale a retenu 68 études accréditant cette analogie, les troubles les plus graves touchant en majorité les personnels de santé de première ligne.
Sans aller jusqu’à ce degré de sévérité, durant la crise sanitaire, les fonctions exécutives du cerveau comme la flexibilité mentale, la planification, l’attention, l’inhibition ou la mémoire de travail ont été bousculées, davantage sollicitées, pour nous adapter en permanence au contexte instable. C’est précisément le rôle de ces fonctions du contrôle cognitif. Inversement, les occasions de mettre son cerveau en mode automatique se sont faites plus rares, les automatismes cérébraux n’ayant plus cours.
Le contrôle de soi, c’est aussi de la génétique
En 2021, à partir de l’analyse de 1,5 million de personnes, l’équipe de Danielle Dick, professeure de psychologie et de génétique humaine à la Virginia Commonwealth University (États-Unis), a identifié 579 emplacements dans le génome associés à une prédisposition à des troubles de l’autorégulation, y compris la dépendance et l’hyperactivité. « Notre étude montre que les gènes ne codent pas pour un trouble en particulier ; il n’y a pas de gènes ‘pour’ les troubles liés à l’utilisation de substances ou les problèmes de comportement, explique la chercheuse. Mais ils influencent la façon dont notre cerveau est câblé, et nous constatons qu’il existe des gènes qui influencent largement la maîtrise de soi ou l’impulsivité, et que cette prédisposition confère alors un risque pour une variété de résultats dans la vie. »
Une accumulation de glutamate dans le cortex préfrontal
Or, de récents travaux ont démontré la fatigabilité de ces capacités de contrôle cognitif lorsque le cerveau est sursollicité. À l’Institut du cerveau, à Paris, l’équipe « Motivation, cerveau, comportement » dirigée par Mathias Pessiglione a publié en octobre 2022 une étude dans Current Biology, qui dévoile le mécanisme neurobiologique à l’origine d’une fatigue mentale et, donc, d’une baisse d’efficacité des fonctions exécutives, parfois jusqu’à l’épuisement.
À l’aide d’une technique d’imagerie, la spectroscopie par résonance magnétique, l’équipe a pu quantifier différents métabolites dans le cerveau de participants à qui il était demandé, selon leur groupe, des tâches nécessitant beaucoup d’attention, ou des tâches cognitives plus simples. Chez ceux qui effectuaient de façon prolongée un travail exigeant sur le plan attentionnel, le cortex présentait une accumulation significative de glutamate, un neurotransmetteur essentiel.
« En conditions normales et lorsque les tâches cognitives sont espacées, il existe un mécanisme spontané d’élimination qui assure une régulation du taux de glutamate, explique Mathias Pessiglione. Mais en cas de saturation, cette molécule s’accumule au niveau des synapses – les zones de contact entre deux neurones – et, en trop forte concentration, devient nuisible, empêchant l’activation normale et le bon fonctionnement du cortex préfrontal latéral. » Or, le cortex préfrontal est bien le principal siège des fonctions exécutives.
Ces travaux font écho à une précédente étude de la même équipe parue en 2019 et conduite chez des sportifs de haut niveau, pour mettre en évidence les mécanismes à l’origine du burn-out du sportif. À l’époque, 37 triathlètes avaient été répartis en deux groupes : le premier suivait un entraînement professionnel normal, tandis que le second avait une charge de travail augmentée, jusqu’à 40 % de temps d’entraînement supplémentaire les trois dernières semaines de l’expérience.
Suivis sur le plan comportemental et par IRM fonctionnelle du cerveau, les sportifs du second groupe présentaient une fatigue cognitive visible dans la réduction d’activité du cortex préfrontal latéral. « Cette diminution de l’activité cérébrale se traduit par des décisions impulsives, privilégiant les gratifications à court terme plutôt que les buts à long terme, précise Mathias Pessiglione. Elle favorise l’impatience, le plaisir immédiat, les comportements agressifs et autres manifestations comportementales d’un défaut de contrôle. Dans le cas d’un athlète de haut niveau, cette impulsivité peut par exemple donner lieu à la décision de s’arrêter en pleine performance sportive ou d’abandonner une course pour faire cesser la douleur ressentie pendant l’effort. «
La motivation à terminer la course, soit l’endurance cognitive nécessaire pour maintenir un effort de plus en plus difficile, est affaiblie parce que le cortex préfrontal est en surchauffe. Selon l’hypothèse de plus en plus étayée de l’équipe de l’Institut du cerveau, c’est par ce phénomène d’usure neuronale que la fatigue se transforme en épuisement, le fameux burn-out. Jusqu’à perdre tout contrôle, donc. Mais « la neurobiologie sous-jacente à cette fatigue cognitive entre en jeu dès qu’on mobilise un contrôle attentionnel intense et prolongé, c’est-à-dire dans toute activité qui ne peut pas se reposer sur des automatismes déjà bien rodés « . L’une des clés pour exercer au mieux ses capacités de contrôle cognitif est donc d’abord… de savoir lâcher prise aussi souvent que possible !
C’est à ce consensus en forme de paradoxe qu’arrive aujourd’hui la recherche en neurosciences cognitives. Il faut apprendre au cerveau à automatiser le plus de tâches possible pour relâcher la pression sur le cortex préfrontal. L’équipe de Jean-Philippe Lachaux, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon, a ainsi montré que notre cerveau a tendance à exercer plus de contrôle que nécessaire sur des tâches pouvant largement être accomplies en mode automatique.
Il s’agit là d’activer des automatismes cérébraux acquis – écriture, tables de multiplication, marche, réponse à des questions simples, etc. – et non de se laisser aller à la rêverie. Nombre de stratégies et techniques peuvent ainsi être employées pour automatiser le fonctionnement cognitif et le rendre plus fluide. L’objectif étant de faire fonctionner le contrôle cognitif avec parcimonie.
Une hyperconcentration sans effort
Le modèle idéal d’un tel exercice des fonctions exécutives à partir d’automatismes bien ancrés ? C’est peut-être bien le flow (flux en français), un concept de la psychologie positive forgé en 1975 par Mihály Csíkszentmihályi (1934-2021) professeur à l’Université de Chicago (États-Unis). Le flow désigne un état, bref ou prolongé, dans lequel l’individu est totalement absorbé par sa tâche, au point que les pensées autoréférentielles s’effacent, le sujet ne faisant plus qu’un avec son objet. Un état de concentration intense qui demande pourtant peu d’effort cognitif et s’accompagne d’un sentiment d’accomplissement et d’une grande satisfaction.
En 2021, une revue de la littérature des bases neurobiologiques du flow publiée dans Frontiers in Psychology par une équipe néerlandaise retenait trois critères pour expérimenter cet état : d’abord, « l’adéquation entre les compétences de la personne et les enjeux de la tâche « . Trop facile, celle-ci conduira à l’ennui, trop difficile, à la frustration et au stress. Ensuite, « une forte concentration attentionnelle, impliquant l’inhibition des stimuli et pensées sans rapport avec la tâche « . Enfin, « les faibles niveaux de pensée autoréférentielle « , c’est-à-dire les réflexions sur soi, « autobiographiques ».
Le flow est ainsi généralement atteint dans une discipline ou un loisir bien maîtrisés, de la simple lecture à la pratique sportive, artistique, etc. Il n’a rien d’exceptionnel. Ce qui l’est davantage, c’est d’y passer du temps fréquemment. Or, le flow constitue une expérience singulière bénéfique du contrôle cognitif en ce qu’elle permet d’accomplir une activité intrinsèquement enrichissante, qui entraîne les fonctions exécutives à ne s’exercer que lorsque c’est nécessaire.
État psychologique où automatismes et contrôle cognitif fonctionnent en harmonie, le flow est visualisé dans le cerveau par IRM. L\’observation révèle une activation neurale augmentée (en rouge et jaune) dans l\’insula et le striatum…
Le « flow » observé dans le cortex : État psychologique où automatismes et contrôle cognitif fonctionnent en harmonie, le flow est visualisé dans le cerveau par IRM. L’observation révèle une activation neurale augmentée (en rouge et jaune) dans l’insula et le striatum…
…À l\’inverse, une réduction relative de l\’activité cérébrale (en bleu et vert) est visible dans le gyrus cingulaire antérieur, dans le lobe temporal médian ainsi qu\’au niveau du cortex préfrontal, siège des fonctions supérieures chargées du contrôle cognitif.
…À l’inverse, une réduction relative de l’activité cérébrale (en bleu et vert) est visible dans le gyrus cingulaire antérieur, dans le lobe temporal médian ainsi qu’au niveau du cortex préfrontal, siège des fonctions supérieures chargées du contrôle cognitif. Crédit : M. ULRICH ET AL.
L’imagerie montre une activité réduite du lobe préfrontal
C’est ce que tendent à corroborer les études d’imagerie cérébrale menées lors d’expériences de flux reproduites avec des tâches de calcul mental, qui montrent une réduction de l’activité du lobe préfrontal. En 2020, c’est un funambule professionnel qui a joué le cobaye lors d’une performance pour l’unité de recherche en neurophysiologie et biomécanique du mouvement de l’Université libre de Bruxelles (Belgique).
À l’aide d’un casque d’électroencéphalographie à haute densité, les scientifiques ont quantifié les ondes neuronales caractérisant le « flux » psychologique par rapport à un état de « stress » conscient lorsque le funambule se trouvait en difficulté sur la corde raide et sortait du flux pour mobiliser plus de contrôle. Là aussi, les périodes de flux étaient caractérisées par une activité réduite du lobe préfrontal.
Voilà un état à rechercher pour retrouver le bon équilibre, le bon contrôle de soi. Plusieurs approches, techniques et astuces ont été validées ces dernières années pour y parvenir. Les découvrir, c’est déjà commencer à reprendre le contrôle de soi.
« Avec l’addiction, il n’y a plus de possibilité de contrôle des impulsions », par Jean-Pol Tassin, neurobiologiste expert des addictions, directeur de recherche émérite à l’Inserm.
« Les addictions constituent des pathologies graves du contrôle à part entière et sont à distinguer d’un contexte non pathologique. En principe, lorsqu’on planifie une activité ou qu’on se concentre pour accomplir une tâche, le cerveau fait intervenir un certain nombre de neurotransmetteurs, en particulier les modulateurs tels que la noradrénaline, la dopamine et la sérotonine, qui sont en lien les uns avec les autres. Par exemple, pour réussir correctement une tâche cognitive donnée, on a besoin d’avoir une activation noradrénergique sur des systèmes corticaux et, en retour, une réactivation sous-corticale dopaminergique qui permet de focaliser son attention et de recruter sa mémoire de travail.
Dans le cas d’une addiction, l’hypothèse, bien étayée aujourd’hui, c’est que le lien entre les systèmes à noradrénaline et à sérotonine devient défectueux. Ces systèmes sont désynchronisés et ne peuvent donc pas se réguler l’un l’autre. Ainsi, lorsqu’il y a une impulsion noradrénergique, la sérotonine normalement chargée de contrôler cette impulsion n’est plus activée. Par conséquent, l’individu connaît un craving (l’envie irrépressible de consommer le produit, ndlr) très puissant qui ne peut plus être contrôlé par la sérotonine. Dans ce cas de figure, il n’est plus vraiment question de volonté ou de motivation, puisque le système d’allers-retours pour un contrôle mutuel n’existe plus. C’est la grande différence avec un traitement de l’information non pathologique.
En principe, dans un système nerveux qui n’est pas dépendant d’une substance, vous avez la possibilité, à l’occasion d’un désir assez fort, de contrôler celui-ci et d’éviter que cela prenne une forme impulsive. De la même façon, pour qu’un traitement cognitif soit correct, il faut qu’il y ait à la fois une certaine motivation et pas trop de stress. La sérotonine permet en principe au système noradrénergique de rester dans la fenêtre de fonctionnement optimale, entre motivation et stress.
Or, chez les personnes souffrant d’addictions, un phénomène analogue à un stress est très vite prépondérant. C’est comme si la noradrénaline était un coureur de vitesse, et la sérotonine un coureur de fond. Ils sont tous les deux reliés par une ficelle. Les deux partent ensemble, mais la ficelle qui les lie permet, par exemple, au coureur de fond de modérer le sprinteur. Lors de la prise répétée de substances addictives, les deux systèmes fonctionnent ensemble, et donc la ficelle qui les lie, c’est-à-dire la régulation, disparaît. Il n’y a donc plus de possibilité de contrôle de toutes formes de désir ou d’impulsion ».
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