Depuis la chute de Kadhafi, la Tunisie se savait exposée. L’attaque menée en 2016 par des jihadistes se réclamant de Daech a pris de court les forces de sécurité, mais elle a démontré l’hostilité de la population à l’égard des extrémistes.
Ben Guerdane, incontournable point de passage vers la Libye, a été pendant de nombreuses années un fief de la contrebande et des trafics en tout genre, au point que certains désignaient la ville comme « l’autre Banque centrale de Tunisie » à cause du flux de devises qui y circulait.
Ben Guerdane a aussi été un point de passage des migrants clandestins et des jihadistes, martyrs en puissance partant rejoindre les milices inféodées à Al-Qaïda ou à l’État islamique (EI), qui ont attiré environ 1 200 volontaires tunisiens en Libye.
Depuis la chute de Kadhafi et l’apparition de mouvements extrémistes dans le pays, le sud tunisien est devenu une zone très sensible, si bien qu’après les attentats terroristes perpétrés en Tunisie en 2015, des obstacles ont été érigés à la frontière pour en compliquer le franchissement. Mais la région continuait à être agitée et la tension était montée d’un cran avec le raid américain sur Sabratha, le 19 février 2016.
Une idée soufflée par Zarqaoui
Du côté des autorités, on avait aussi des raisons précises de redouter une action dans la région : des combattants de Daech faits prisonniers par Fajr Libya, une milice rivale, avaient en effet indiqué que leur organisation avait l’intention de pénétrer en Tunisie, et plus précisément de prendre Ben Guerdane.
Information difficile à comprendre, sauf pour ceux qui savaient qu’en 2004, après la bataille de Falloujah, en Irak, le chef de l’État islamique, Abou Mossab al-Zarqaoui, avait déclaré devant ses hommes : « Il y a une ville en Tunisie qui s’appelle Ben Guerdane. Si elle avait été près de Falloujah, elle aurait libéré l’Irak. » Des propos obscurs, mais suffisants pour enflammer les esprits les plus crédules.
Dans la région, néanmoins, ces quelques indices ne provoquent pas l’affolement. Depuis 2011, on s’est habitué à vivre dans une instabilité chronique et à ne plus bien savoir qui est qui. Tous les hommes ont laissé pousser leur barbe et beaucoup portent le qamis, tout en s’adonnant à de multiples trafics.
On ne compte plus les escarmouches avec l’armée ou la Garde nationale, qui traquent contrebandiers et trafiquants d’armes. Le 2 mars 2016, cinq jihadistes sont tués, et le renseignement note un pic de mouvements dans la région, où plusieurs caches d’armes sont découvertes. Pas de quoi s’inquiéter outre mesure, pense-t-on. Et pourtant…
Créer un califat dans le sud de la Tunisie
Dans le silence du no man’s land qui entoure Ben Guerdane, tout était prêt pour l’assaut. L’objectif des combattants de l’EI est clair : s’emparer de la ville, créer un califat dans le sud de la Tunisie, le premier au Maghreb. Le 7 mars, les jihadistes franchissent la frontière de nuit, puis sont rejoints par quelques Tunisiens originaires de la région. En route vers la ville, ils tirent sur des voitures et abattent un douanier et un garde national qui s’apprêtaient à prendre leur service.
Le commando se divise en deux conformément au plan établi pour prendre la ville en tenaille. Lorsqu’ils s’engagent, vers 5 heures du matin, dans les principales artères de Ben Guerdane, les jihadistes sont rejoints par les membres des cellules dormantes locales, qui ont été alertés.
Trois attaques simultanées
À la tête de près de 80 hommes, un fils du cru, Meftah Manita, prend les opérations en main et constitue trois groupes, qui attaqueront simultanément trois points stratégiques sécuritaires de Ben Guerdane : une caserne, un poste de police et le quartier général de la Garde nationale.
Certains d’entre eux, munis d’un mégaphone, appellent la population à grossir leurs rangs, mais le ralliement n’aura pas lieu. D’autres dérobent une ambulance et des blouses à l’hôpital.
Ben Guerdane est conservatrice, mais pas extrémiste. « C’est indigne de faire couler le sang d’un frère », entend-on, tandis que Mabrouk Mouathek Bougdima, en pleurs devant le cadavre de sa fille de 12 ans, tuée lors d’un échange de tirs entre les forces de l’ordre et les terroristes, déclare : « Mon pays passe avant mes enfants.
Arrimés les uns aux autres, certains habitants font obstacle à la progression des terroristes. La bataille de rue est engagée. Des officiers de l’antiterrorisme sont abattus à leur domicile, un autre de la douane est égorgé dans la rue, les parents d’un policier subissent le même sort.
Tous sont considérés comme des taghout, soit des mécréants au service du pouvoir et non d’Allah. Des vidéos mises en ligne décrivent la situation en temps réel : on y voit des jeunes lancer des cailloux sur les terroristes en les conspuant, d’autres applaudir les manœuvres des sécuritaires, tandis que les jihadistes tentent de fuir.
Les renforts arrivent rapidement, transformant Ben Guerdane en souricière pour les assaillants. Coincés près de la caserne, une quinzaine d’entre eux sont abattus – certains membres des forces de l’ordre seront d’ailleurs critiqués pour s’être pris en photo avec les cadavres de leurs ennemis. Mis en déroute, les jihadistes fuient, mais sont poursuivis par des forces sécuritaires bien organisées. La traque continue après le couvre-feu décrété ce soir-là et une cache d’armes est découverte dans le centre de la bourgade.
Résistance à l’extrémisme
Entre le 8 et le 10 mars, plusieurs terroristes en fuite seront débusqués dans les environs et, pour la plupart, abattus. Quant à Ben Guerdane, elle compte ses morts. Vingt au total, dont 13 parmi les forces sécuritaires et 7 civils. Du côté des terroristes, on recense 49 morts. Mais le drapeau noir de l’État islamique n’a pas flotté sur Ben Guerdane. La ville est fière de ses habitants, qui l’ont défendue et montré leur rejet de l’extrémisme.
À l’issue de ces événements connus comme la bataille de Ben Guerdane, plusieurs observateurs ont estimé que l’expansion de l’EI en Tunisie était, malgré tout, inéluctable. Ils pensaient alors que la présence du groupe terroriste en Libye et au Moyen-Orient allait faciliter la prise du pays.
Située dans une zone frontalière poreuse et traversée par tous les trafics, Ben Guerdane s’est pourtant révélée un mauvais choix pour l’EI, qui a sans doute mal évalué, et surestimé, la réalité de son implantation et celle de ses idées en Tunisie.
Toute pieuse qu’elle soit, la population de la ville, et plus largement celle du pays, n’est pas prête à se jeter dans les bras des extrémistes, ni à se soumettre à un autre pouvoir que celui du gouvernement légal, qu’elle adore néanmoins critiquer. Ben Guerdane a résisté et, depuis, personne ne s’est plus avisé de vouloir planter le drapeau noir en Tunisie.
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