Tout le monde le sait : les routes de la région de Kayes sont impraticables et leur état de dégradation exaspère les habitants des localités riveraines.
Bafoulabé est le premier chef-lieu de cercle du Mali. Créé en 1887 dans la Région de Kayes, il est situé à 400 km au nord-ouest de Bamako. La localité est implantée au croisement de deux fleuves qui prennent leur source en Guinée Conakry – le Bafing et le Bakoye. En langue Khassonké, Bafing signifie littéralement fleuve noir et Bakoye fleuve blanc. Le fleuve Sénégal est issu de la rencontre de ces deux cours d’eau. Cet endroit a été baptisé Bafoulabé en langue Khassonké, c’est -à- dire lieu de rencontre (ou confluent) des deux fleuves.Cette ville au nom si expressif, est aujourd’hui minée par son enclavement. Pour s’y rendre, les voyageurs doivent, en effet, emprunter un bac fluvial pour traverser les deux fleuves.
Il est déjà 12h, ce jeudi, le bac est amarré à la berge du Bakoye et embarque passagers et marchandises au milieu d’une foule de vendeuses d’eau et de manioc qui se faufilent dans l’embarcation à la recherche de clients. Un coup d’œil par-dessus le bastingage permet d’apercevoir deux chaloupes à moteur attelées au bac. Le pilote explique que le moteur du bac ne fonctionne pas bien et qu’il a donc fait recours aux chaloupes qui font office de remorqueurs pour l’aider à effectuer la traversée. Elles font bien leur travail puisque quelques minutes plus tard, nous arrivons de l’autre côté du Bafing, à l’entrée de la ville de Bafoulabé.
L’argent du Pont utilisé dans l’effort de guerre !
Accueil dans la cour de la mairie et séance de travail avec les édiles dans la salle de réunion. Vêtu d’un boubou de bazin bleu, le maire Kandé Doucouré dissèque le calvaire occasionné à la population par l’enclavement. En 2012, avant le coup d’Etat contre feu le président Amadou Toumani Touré, se rappelle-t-il, des techniciens dépêchés par l’Etat sont venus mesurer le site pour y implanter un pont. L’ouvrage devait constituer l’embranchement des deux voies, l’une vers Bafoulabé et la seconde vers Bamako. Puis, plus rien. « J’ai, une fois, interpellé en public le ministre de l’Équipement et des Transports en l’invitant à faire un tour à Bafoulabé afin de s’enquérir de la situation … le ministre m’a clairement répondu que l’argent du pont a été utilisé dans l’effort de guerre ».
Kandé Doucouré constate que les bacs fluviaux sont tout le temps en panne. L’un deux a plus de 20 ans, souligne-t-il, pour attester de la vétusté avérée de l’embarcation et démontrer que la seule solution durable de nos jours réside dans la construction d’un pont pour soulager la ville et ses habitants.
Un employé du bac, qui a tenu à rester dans l’anonymat, assure pourtant que le transport de passagers et de véhicules rapporte 100 000 F CFA de recettes quotidiennes. De son point de vue donc, les pannes résultent plus de la mauvaise gestion que de l’âge des embarcations.
Des autorités locales à l’appât du gain facile !
Après une journée à cogiter sur toutes ces informations et à visiter les sites touristiques de Bafoulabé, retour vers 17h 30 au quai pour reprendre le bac qui s’apprête à relier Tintiba à Babaroto, un village situé entre le Bafing et le Bakoye. Soudain, une explosion retentit sur le bac causée par l’éclatement du pneu d’un camion de dix roues embarqué en plus des passagers. Le poids lourd ainsi déséquilibré fait dangereusement pencher l’embarcation. Alerté, le préfet de Bafoulabé, Amadou Soumaré, qui est également membre de la Commission de gestion du bac, s’implique pour faire exécuter la solution rapide qui s’impose : vider le camion de sa cargaison afin de permettre au bac de retrouver son équilibre.
L’opération a pris du temps et c’est à 2h du matin que le bac redevient fonctionnel. Trop tard donc pour effectuer la traversée prévue. La plupart des passagers en rade sont contraints de finir la nuit à même le sol et à la belle étoile au bord du fleuve tandis que quelques privilégiés, parmi lesquels les journalistes, étaient hébergés par le Préfet.
A l’aube, au revoir Bafoulabé, direction Kayes, et par le bac jusqu’à Babaroto. La navigation réveille les états d’âme de Moussa Sissoko sur l’enclavement et ses conséquences parfois dramatiques. Les ressortissants de la zone remplissent régulièrement les bus en provenance de Bamako, souligne-t-il. Lorsqu’’ils arrivent à Babaroto au bord du fleuve, ils sont obligés de passer la nuit dans ce village parce que le bac fluvial n’a pas de moteur.
L’indisponibilité du bac qui était, autrefois, un embarras passager constitue de nos jours une grosse inquiétude car, note Moussa Sissoko avec la gorge serrée, l’insécurité s’est installée au fil des mois dans la région de Kayes avec son corollaire de braquages et de tueries. « Il y a eu une attaque tout récemment entre les villages de Sélinkégny et Oussoubidiagna. Des terroristes ont tiré sur un véhicule de voyageurs. Un de mes parents qui venait d’Espagne avec son fils figurait parmi les victimes. Ils ont été évacués à l’hôpital de Kati. J’ai informé le préfet et son conseiller. Malheureusement aucun deux n’a réagi », témoigne Moussa Sissoko, les larmes aux yeux. Les autorités, constate-t-il, sont plus promptes à traverser le fleuve pour récupérer les impôts et les taxes des paisibles populations qu’à secourir ces mêmes populations en cas de besoin.
La route de Tintiba un autre cas!
Tintiba est une localité située entre Sadiola et Kéniéba et distante de 126 km de Kayes. La route qui y mène n’a jamais été bitumée et pourtant c’est un axe majeur pour l’économie nationale car il dessert plus de 10 mines. Pire, durant les 12 mois de l’année, le tronçon Kéniéba-Kayes est quasiment impraticable.
Le scandale ne s’arrête pas là pour Tintiba comme le résume la porte-parole des femmes, Mme Djènèba Sakiliba : « à Tintiba, il n’y a ni école, ni centre de santé, encore moins d’eau potable. Bref, les services sociaux de base sont presque inexistants. Nombreuses de nos femmes enceintes ont perdu la vie en cours de route en tentant de rallier Sadiola pour accoucher », déplore Mme Djènèba Sakiliba. On comprend ainsi que les habitants de Tintiba dépendent de Sadiola pour une partie essentielle de leurs besoins et qu’avec cette route qui n’en est pas une ….
Amadou Baydi Maïga, le secrétaire général de la section de Kayes du Syndicat national des transports urbains et interurbains (SYNTRUI) et 1er vice-président national du Conseil des transporteurs, connait bien le dossier et milite pour que les pouvoirs publics s’emploient à aménager ce tronçon. « Pendant l’hivernage, notre section a injecté environ plus de deux millions de FCFA pour gratter certaines parties de la route et construire un petit pont sans l’appui des autorités compétentes », indique-t-il.
Le désarroi est tel que face au délabrement général des routes dans la région, des jeunes de Kayes se sont regroupés pour créer un mouvement baptisé « je suis les routes de Kayes ». Ousmane Bamia, qui en est membre, fait état de correspondances adressées aux autorités administratives et politiques pour attirer leur attention sur la situation. Malheureusement, elles sont restées lettre morte. Le mouvement, indique Ousmane Bamia, a dépêché une délégation à Bafoulabé, Kéniéba, Yélimané, Diboli, Diéma et Sandaré pour s’imprégner de la situation, discuter avec les habitants et les persuader de conjuguer les efforts dans une lutte qu’il qualifie de commune.
Las d’attendre une réaction officielle qui n’arrivait pas, le mouvement « je suis les routes de Kayes » a déclenché le 20 mars une spectaculaire opération de blocage des routes nationales à partir de Kayes. Le trafic a ainsi été interrompu pendant 24 heures sur les axes menant à Bamako par Diéma et Kolokani ou par Aourou, Kiffa, Kéniéba et Kita. La route Kayes-Kéniéba par Sadiola a également été touchée par le mouvement. Gageons que Tintiba a mis tout son cœur à participer au blocage.
Le Sursaut