Un comté du Texas pourrait décider, jeudi, de fermer ses bibliothèques plutôt que de devoir réintégrer des livres pour enfants que la majorité conservatrice a fait bannir. Un exemple extrême d’une “guerre des livres” que les républicains mènent depuis plus d’un an.
Un tout petit comté rural d’à peine plus de 20 000 habitants au nord d’Austin, au Texas, est devenu un champ de bataille emblématique d’une “guerre des livres” que les conservateurs mènent contre ce qu’ils appellent l’endoctrinement des enfants par les libéraux.
Le comté de Llano doit décider, jeudi 13 avril, du sort des trois bibliothèques de la région. Les autorités, qui penchent très majoritairement à droite, veulent les fermer afin de ne pas avoir à suivre le jugement d’un tribunal fédéral leur demandant de réintégrer une douzaine de livres pour enfants qui avaient été bannis.
Les républicains contre le bonhomme de neige péteur
Des ouvrages comme “Freddie the farting snowman” (Freddie, le bonhomme de neige péteur), “It’s Perfectly Normal : Changing Bodies, Growing Up, Sex and Sexual Health” (“C’est tout à fait normal : les corps qui changent, le fait de grandir, le sexe et la santé sexuelle) ou encore un livre d’histoire sur le mouvement raciste Ku Klux Klan ont ainsi disparu des étagères des bibliothèques depuis fin 2021.
En avril 2022, plusieurs parents d’élèves ont attaqué en justice l’arrêté qui censurait l’accès à ces livres, arguant que cette mesure était contraire au principe de liberté d’expression. Près d’un an de bataille juridique plus tard, un juge fédéral leur a donné raison.
Mais les autorités ne s’avouent pas vaincues. Très remontée, Bonnie Wallace, vice-directrice du conseil d’administration des bibliothèques du comté, a assuré qu’elle ferait tout pour empêcher “ces saletés pornographiques [sic] dans les sections de livres pour enfants”.
Le comté envisage donc sérieusement de fermer toutes les bibliothèques pour empêcher les enfants de suivre les aventures d’un bonhomme de neige péteur ou de lire un livre qui explique pourquoi le KKK peut être considéré comme une organisation terroriste.
Ce serait alors une nouvelle étape dans ce que les médias américains appellent la “guerre des livres pour enfants” qui fait rage aux États-Unis. Car le face-à-face entre les conservateurs et ceux qui s’opposent à cette censure dépasse largement les frontières du comté de Llano.
Il y a au moins 32 États (sur 50) où des “conseils scolaires” – des organisations qui gèrent les écoles publiques d’un district – ont obtenu la censure de certains livres. “C’est devenu l’une des principales batailles menées par le camp conservateur contre ce qu’ils appellent l’idéologie ‘woke’ [terme désignant pour les conservateurs l’ensemble des valeurs libérales, NDLR]”, souligne Richard Hargy, spécialiste de la politique des États-Unis à la Queen’s University de Belfast.
Un petit air de maccarthysme ?
La plupart des livres ciblés par cette censure évoquent la question de l’identité sexuelle et des droits des communautés LGBTQ+, le racisme et les questions de violence policière. Des stars de la littérature, comme Toni Morrison, qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 1993, ou John Steinbeck, l’auteur des “Raisins de la colère”, sont sur la liste des écrivains les plus ciblés par ses nouveaux maîtres censeurs.
“La séquence politique actuelle rappelle par certains aspects ce qui s’est passé dans les années 1950-1960”, souligne Tamara Boussac, spécialiste des États-Unis à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Ce n’est, en effet, pas la première fois que l’éducation des enfants est transformée en arme politique par les conservateurs. “Au nom de la lutte contre le communisme, les républicains à l’époque du maccarthysme [chasse aux communistes dans les années 1950] appelaient aussi à ‘protéger les enfants’ en bannissant certains ouvrages”, poursuit Tamara Boussac.
“On a souvent eu tendance à sous-estimer le rôle des questions d’éducation dans le processus de mobilisation des électeurs conservateurs dans l’Amérique moderne”, note Robert Mason, spécialiste de la politique américaine et de l’histoire du parti républicain à l’université d’Edimbourg.
Le contenu des cours dispensés aux plus petits a “toujours été une manière pour les conservateurs de tenter de séduire l’électorat au niveau local”, affirme ce spécialiste. Aujourd’hui encore « les conseils scolaires sont des lieux de politisation très importants que les conservateurs cherchent à investir », précise Tamara Boussac.
“Les offensives pour noyauter ces institutions locales sont très bien organisées et souvent soutenues par de riches donateurs du parti républicain”, affirme Richard Hargy. Les conservateurs savent, en effet, qu’il faut commencer par faire du bruit dans les écoles pour faciliter ensuite “l’acceptation de ce débat au niveau fédéral ou national”, explique Tamara Boussac.
Distraire l’électorat républicain des questions économiques
Car c’est bien le but des conservateurs avec cette “bataille des livres” : faire que les questions de “guerre culturelle” – autour des droits des LGBTQ+ ou de l’égalité raciale – dominent le débat politique jusqu’à la prochaine élection.
“Tout ça est un formidable tour de passe-passe politique pour distraire l’électorat républicain des autres questions de fond comme le programme économique du parti”, affirme Thomas Greven, spécialiste de la politique américaine à l’université de Bonn.
Les républicains ont, en effet, un problème de fond : l’électeur type du parti est de plus en plus un homme blanc, peu éduqué et issu des milieux populaires. “C’est exactement la catégorie de la population qui va le plus souffrir des conséquences économiques et sociales des politiques promues par les républicains. lls doivent donc tout faire pour que ces électeurs ne s’en rendent pas compte”, analyse Thomas Greven.
D’où l’accent mis sur le “danger” que représenterait pour l’éducation des enfants des livres qui seraient, d’après ces républicains, remplis d’idéologie “woke”. “Pousser ce narratif donne une raison pour les militants d’être en colère”, résume Thomas Greven. Et un électeur en colère est un électeur qui réfléchit moins.
Les républicains n’ont pas peur de pousser le bouchon de cette guerre des livres très loin, jusqu’à menacer de fermer toutes les bibliothèques, comme dans le comté de Llano. Ils ont, en effet, constaté que ce credo était porteur : « L’un des principaux prétendants à l’investiture du parti républicain pour la prochaine élection présidentielle et aussi l’un des principaux promoteurs de cette rhétorique : Ron DeSantis, le gouverneur de Floride”, conclut Richard Hargy. Il a fait adopter dans son État une loi en mars 2023 qui oblige un “spécialiste” à vérifier tous les livres qui peuvent être mis à disposition des enfants.
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