Les principaux moyens utilisés par les traders en matières premières ou hydrocarbures et par Moscou pour profiter des failles du régime de sanctions contre la Russie ont été étayés par plusieurs médias récemment. Ils impliquent souvent la Suisse, et surtout les Émirats arabes unis.
Il n’existe que depuis 2020 et est déjà le quatrième plus important revendeur de pétrole russe vers l’Asie depuis l’instauration des sanctions sur les exportations d’énergie russe en décembre 2022, ont rapporté fin mars plusieurs médias et ONG, dont Global Witness. Contrairement aux trois autres, Paramount DMCC n’est pas russe, mais a son siège à Dubaï. Et son nom est très proche d’un autre « trader » de pétrole, Paramount SA, basé en Suisse.
La Suisse abrite aussi Open Mineral AG, une société spécialisée dans l’achat d’or, mais pas de Russie, ce qui serait contraire aux sanctions européennes sur le commerce du métal précieux adoptées en août 2022. L’or russe est, quant à lui, acheté par… Open Mineral Ltd, une filiale qui appartient à 100 % à la maison mère suisse, mais qui est installée à Abu Dhabi, a dévoilé le 17 avril le Financial Times.
La « nouvelle Londres pour les riches russes »
Point commun entre ces deux affaires : l’axe Suisse-Émirats arabes unis (EAU), qui semble être l’un des choix favoris pour ceux qui cherchent à contourner les sanctions imposées à la Russie.
Les pays occidentaux, États-Unis en tête, ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Depuis début mars, la Suisse et les EAU ont eu droit à des remontrances de la part des grandes puissances occidentales, qui veulent plus d’efforts pour contribuer à l’efficacité du régime des sanctions.
« Ce ne sont pas les seuls pays qui, à leur insu ou non, permettent de contourner le régime de sanctions : on parle plus volontiers de la Chine et de l’Inde. Mais la Suisse et les Émirats arabes unis jouent un rôle de plus en plus important à cet égard. Tout particulièrement les Émirats qui sont devenus un élément crucial pour Moscou dans l’effort d’échapper aux sanctions », résume Maria Shagina, experte du régime des sanctions internationales à l’International Institute for Strategic Studies, un cercle de réflexion basé à Londres.
Depuis le début de la guerre d’invasion en Ukraine, « Dubaï est devenu le nouveau Londres pour les riches russes ayant des liens avec Vladimir Poutine », assure Emilie Rutledge, spécialiste de l’économie des pays du Golfe pour l’Open University au Royaume-Uni. Une référence aux investissements russes dans l’immobilier de luxe à Londres avant février 2022.
Des milliers de riches russes se sont ainsi installés aux Émirats arabes unis depuis le début de la guerre. Et ils n’y viennent pas seulement pour le soleil et les demeures de luxe avec vue sur la mer. En un peu plus d’un an, les Russes à Dubaï ou Abu Dhabi ont pu « recréer environ 300 sociétés pour poursuivre leurs affaires » depuis ce nouveau havre de paix pour eux, estime dans Jeune Afrique Sébastien Boussois, spécialiste des relations entre l’Europe et les pays du Moyen-Orient à l’université libre de Bruxelles et auteur de « Émirats arabes unis, à la conquête du monde ».
Moscou a tout fait pour favoriser cette lune de miel avec les Émirats arabes unis. « Les investissements des entreprises publiques, des oligarques et même des simples citoyens russes dans cette région ont considérablement augmenté », rappelle Emilie Rutledge. Vladimir Poutine a même donné de sa personne pour montrer à quel point il tient à cette relation. Lors du très médiatisé voyage du président des Émirats arabes unis, le cheikh Mohammed ben Zayed al-Nahyane, à Saint-Pétersbourg en octobre 2022, le président russe a mis un point d’honneur à s’asseoir à côté du prince héritier d’Abu Dhabi et « non pas à l’autre extrémité d’une longue table [comme il l’a fait avec la plupart des visiteurs reçus depuis le début de la guerre, ndlr] », souligne Emilie Rutledge.
Et les EAU se sont montrés réceptifs. Ils sont officiellement neutres dans le conflit et « il ne faut pas oublier que les Émirats arabes unis ont fourni plus de 100 millions de dollars d’aide humanitaire à l’Ukraine », souligne Emilie Rutledge. Mais ils ont aussi refusé d’adopter des sanctions contre la Russie à la suite de la tentative d’invasion en Ukraine.
Une posture qui n’étonne pas les spécialistes de la région. « Les Émirats arabes unis utilisent de manière très stratégique depuis des années leurs capacités portuaires, de centre financier et logistique pour faciliter le commerce d’États et d’acteurs non étatiques qu’ils fassent l’objet de sanction ou non », explique Andreas Krieg, spécialiste du Moyen-Orient au King’s College de Londres. Des pays comme le Venezuela ont pu en profiter avant la Russie.
Re-exporter vers la Russie
L’arme de séduction massive des autorités émiratis pour les régimes mis au ban économique de la communauté internationale est la facilité avec laquelle le port de Jebel Ali à Dubaï permet de ré-exporter des produits. Une aubaine pour Moscou : les EAU ont ainsi exporté 10 fois plus de matériel électronique qu’il y a un an vers la Russie, a constaté le Financial Times. Des produits qui, à l’origine peuvent venir de sociétés situées dans des pays qui interdisent le commerce avec la Russie depuis le début de la guerre. « Notre demande principale est que ces ré-exportations [vers la Russie] cessent », avait indiqué James O’Brien, responsable américain de l’Office de coordination des sanctions internationales, lors d’un déplacement à Dubaï en mars.
Mais pour les EAU, « c’est l’élément central de la stratégie pour devenir un intermédiaire-clé sur la scène internationale. Il faut bien se rendre compte que c’est grâce à cette offre que les Émirats arabes unis ont pu développer une influence globale bien supérieure à celle d’un pays de cette taille », note Andreas Krieg.
Ils sont aussi accusés de fermer les yeux sur le commerce de matières premières et d’hydrocarbures russes. Et c’est là que la Suisse entre en jeu.
Historiquement, les principaux traders de matières premières ou de pétrole – tels que Glencore ou Vitol – ont élu domicile sur le sol helvète. Alors lorsque la Suisse a décidé de suivre l’exemple européen en imposant des sanctions sur les importations de pétrole et matières premières russes comme l’or, « il y a eu un vent de panique à Genève », écrit l’ONG Global Witness dans son rapport sur le contournement des sanctions contre la Russie.
Des filiales « indépendantes »
Mais certains de ces marchands d’hydrocarbures ont vite identifié une faille : cette interdiction ne concerne que les sociétés domiciliées en Suisse. Pourquoi ne pas utiliser des filiales ouvertes dans un pays qui n’a pas adhéré au régime international de sanctions… comme à Dubaï ou à Abu Dhabi ?
D’où l’apparition aux Émirats arabes unis de filiales éponymes de leur maison mère helvète comme Paramount DMCC ou Open Mineral Ltd. C’est la grande différence entre les sanctions à la mode suisse et celles adoptées par Bruxelles, qui prévoient spécifiquement une interdiction pour les filiales.
La seule obligation inscrite dans la loi suisse est que la filiale soit à 100 % indépendante de la maison mère. « Tout le problème vient du fait que les autorités suisses refusent de définir précisément le concept de filiale indépendante, et ce flou peut être exploité », note Maria Shagina, qui a longtemps travaillé à Genève.
Contactées par France 24, les autorités suisses maintiennent que les « mesures adoptées [par la Suisse] correspondent parfaitement à celles en vigueur en Europe, même si elles ne sont pas formulées exactement de la même manière ».
Il n’empêche que ce sont ces nuances de formulation qui semblent avoir permis, par exemple, à Paramount DMCC de vendre du pétrole russe au-dessus du fameux prix plancher de 60 dollars par baril inscrit dans les sanctions européennes, alors que Paramount SA, situé en Suisse, ne le peut pas. Et le marchand d’or Open Mineral Ltd a pu, quant à lui, acheter de l’or russe pour des dizaines de millions de dollars alors qu’Open Mineral AG n’en a pas la droit.
Des failles qui montrent les limites du régime de sanctions mis en place depuis un an pour tenter d’étouffer économiquement la Russie. « On a dû agir vite au début, ce qui fait qu’on n’a pas pensé à tous les cas de figure. Maintenant, il faudrait mieux faire respecter les règles », estime Tyler Kustra, spécialiste des sanctions économiques à Harvard et l’université de Nottingham.
Reste à savoir si Washington peut faire suffisamment pression sur ces pays pour qu’ils durcissent leurs règles. Dans le cas de la Suisse, il y a une pression des milieux financiers qui « craignent que si on en fait trop, cela risque de faire peur aux riches clients d’autres pays, comme la Chine », assure Maria Shagina.
Quant aux EAU, « la seule menace existentielle qui pèse sur eux vient d’Iran, et pour le dire simplement, les États-Unis ou Israël n’hésiteront pas à protéger les Émirats arabes unis quel que soit le nombre d’oligarques russes qui s’y trouvent ». Les moyens de pression ne sont donc pas faciles à trouver.
france24