Comment faire revivre l’icône de la révolution des mœurs que fut la Brigitte Bardot d’avant les polémiques ? Anne Boulay a remonté le temps avec la cinéaste Danièle Thompson et son fils Christopher, qui signent une série biopic consacrée à la naissance du mythe. La diffusion commencera le 8 mai prochain, sur France 2.
Àl’hôpital, une ravissante jeune femme blonde en manteau blanc chaloupe dans un couloir. Tout le monde se retourne sur son passage, mais elle semble ne pas y prêter attention. Elle est reçue, dans un bureau, par un monsieur en blouse blanche. Elle craint d’être enceinte et veut en avoir le cœur net. Elle pose un flacon sur le bureau, remarque une lapine enfermée dans une cage juste à côté : « Vous allez lui faire quoi ? »
Elle repartira quelques jours plus tard avec la confirmation de sa grossesse (une mauvaise nouvelle pour elle) et la lapine, recousue.
Cette jolie blonde, c’est Brigitte Bardot, et la scène est tirée de Bardot, biopic de France Télévisions en six épisodes écrit et réalisé par Danièle Thompson et son fils Christopher. « Ça peut sembler fou mais c’est bien comme ça qu’on faisait les tests de grossesse dans les années 1960 », s’exclame Danièle Thompson. La cinéaste me reçoit par une claire après-midi hivernale dans son bureau sous les toits de Paris. Un chat gris gratte à la porte. Autour de nous, d’innombrables photos, souvenirs d’un demi-siècle de vie et de travail. Un clap de Cézanne et moi, son dernier film ; un dessin de Plantu ; des tonnes de livres, dont pas mal de biographies ; une vieille affiche de la Comédie-Française datant de 1939, quand son père, Gérard Oury, y débuta dans le rôle de Britannicus.
Bizarrement, pas de trace visible de Brigitte Bardot. Durant cinq ans, Danièle et Christopher Thompson ont empoigné le mythe BB comme on manie des pains de dynamite, avec assurance et délicatesse. La scène de la lapine, par exemple, ne s’est pas réellement produite mais « elle est historiquement juste et permet d’introduire l’attachement de Bardot aux animaux », précise la réalisatrice. Rester vrai, donc, mais sans avoir peur d’inventer. En se basant sur une documentation pléthorique, imaginer ce qui s’est passé et dit hors champ. Avec pour objectif d’être « le plus romanesque possible. » « Bardot, ajoute-t-elle, c’était naturel d’en faire un personnage de fiction. »
La série raconte la Bardot des débuts, de 1949, année de sa première couverture de Elle, à sa tentative de suicide le jour de ses 26 ans, en 1960. Elle dit aussi l’inimaginable phénomène culturel qu’a été BB ces années-là. Actrice, chanteuse, activiste, mais aussi divinité sur lesquels les plus grands écrivains ont théorisé, icône fashion intemporelle. Bref, une légende. Vivante. Vivante au point d’en être un poil encombrante.
Recluse dans l’arrière-pays varois depuis sa retraite en 1973 à l’âge de 39 ans (même en ce temps-là elle était loin d’avoir ses trimestres), elle s’est faite extrêmement discrète dans les médias, mais écrit beaucoup pour donner son avis, sur la cause animale bien sûr, mais aussi sur l’évolution des mœurs. Ainsi se rappelle-t-elle régulièrement à notre souvenir à travers des sorties de routes sur l’immigration, l’Islam et les droits des homosexuels (elle a été condamnée cinq fois à des peines d’amende pour incitation à la haine raciale après des propos jugés racistes et homophobes).
Les êtres complexes sont, certes, plus intéressants d’un point de vue narratif que ceux qui font tout bien, mais c’était tout l’enjeu de cette série : trouver de bonnes raisons pour nous convaincre d’oublier la logorrhée abominable de la pythie tropézienne et nous donner envie de passer six heures à regarder, non sans plaisir, la bombe Bardot se diffracter sur la société française d’après-guerre.
Une reine à la The Crown
«Bardot, c’est une héroïne, mais pas une sainte », tient à préciser Danièle Thompson. Cela va sans dire, mais ça va quand même mieux en le disant. Pas facile, en effet, de se dégager de l’ombre portée de la Bardot d’aujourd’hui pour redécouvrir la BB d’hier. Qui d’autre que Danièle Thompson pouvait s’y coller ? La réalisatrice de La Bûche, Fauteuils d’orchestre ou Le code a changé, films brillants par leur manière ironique et subtile de traiter les problématiques sociétales, est l’une des femmes les plus influentes du cinéma français, au point que les César ont encore fait appel à elle pour présider la cérémonie en 2022. Nommée aux Oscar en 1976 pour Cousin cousine, elle a longtemps travaillé en tandem avec son père, l’immense Gérard Oury.
Leur complicité hors pair a accouché de monuments de la comédie à la française : on leur doit, entre autres, Le Corniaud, La Grande Vadrouille, La Folie des grandeurs, Les Aventures de Rabbi Jacob, Le Coup du parapluie, L’As des as… Elle a également prêté son approche habile de la narration à Claude Pinoteau (La Boum, c’est elle !), mais aussi, ce que trop de gens ignorent encore, à Patrice Chéreau avec qui elle a écrit les chefs-d’œuvre des années 1990 que sont La Reine Margot et Ceux qui m’aiment prendront le train.
Avançons jusqu’en 2017. Le producteur Pascal Breton lui propose d’écrire une série sur Bardot. Titillée par le projet, elle n’hésite pas deux minutes et embarque dans l’aventure Christopher, son fils et binôme d’écriture. Bardot, elle l’avait rencontrée avec Gérard Oury dont la femme, Michèle Morgan, partageait le même agent (Olga Horstig, qui tient une place de choix dans la série). À cette époque, son père avait été appelé à la rescousse pour réécrire Babette s’en va-t-en guerre dont la star n’aimait pas le scénario. « Elle était tellement belle, c’était un bonheur de la regarder. Je suis aussi allée à La Madrague plus tard, de nuit, dans une grande fête des années 1970. »
Les souvenirs ne suffisent pas. Avant de s’attaquer au script, Danièle Thompson se livre à une véritable investigation. Elle lit des milliers de pages (Bardot est un phénomène d’édition), consulte des kilos de documents et autant de photos, se replonge dans la France des années 1950 et 1960. Si elle est plus jeune que BB de quelques années, la cinéaste a un souvenir assez net de ces décennies-là, et voit tout de suite la possibilité de faire, à travers celui de l’actrice, le portrait d’une époque en général et de la condition féminine en particulier. Son fils, né en 1966, n’a pas forcément la même perception spontanée.
Pour lui, c’est une France disparue. « Chacun a d’elle une version dans son imaginaire, me dit-il en sirotant un lapsang souchong dans un café près de la place Vendôme. Il y a la BB des bébés phoques, celle de Gainsbourg, celle de Clouzot ou celle de Godard. Mais je me suis dit qu’on tenait là un personnage au centre d’une époque qui change, comme la reine dans The Crown. » Une référence partagée quelques jours plus tôt par sa mère : « Sur la manière de transformer en fiction des personnages contemporains, The Crown nous a habités », confesse-t-elle. Des séries, elle en avait déjà écrit (notamment, dans les années 1980, l’excellent Petit-déjeuner compris, avec Bryan Ferry en guest star), mais c’est la première fois que l’un et l’autre en assurent la réalisation : elle dirigera les trois premiers épisodes, lui les trois derniers.
La naissance de son fils ? « Un cauchemar »
Pour mesurer la place qu’occupe Brigitte Bardot à l’époque, il faut donc se débarrasser de l’image de la recluse de La Madrague confite dans la haine d’une société qu’elle ne comprend plus. On doit aussi, et c’est le mérite de la série, réaliser qu’elle n’est pas qu’un corps fétichisé par des cinéastes mâles et manipulateurs (même s’ils le sont, indéniablement). Brigitte Bardot est bien plus que ça. Elle est, avant tout, l’actrice de sa propre vie.
Pour ceux qui auraient la flemme de relire la bio Wikipedia, bref rappel historique : Brigitte Bardot est née en 1934 dans une famille bourgeoise du 16e arrondissement, et a été élevée dans une atmosphère aussi rigide que catholique. Élève médiocre et rebelle, elle est repérée par le magazine Elle à l’âge de 15 ans. Sa sensualité photogénique, sa silhouette de danseuse et sa moue à la fois ingénue et provocatrice ont vite fait d’attirer les regards. C’est déjà une transgression familiale.
Première apparition au cinéma en 1952 dans Le Trou normand, mais c’est Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim, qui va la propulser au rang de star. Au départ, le film n’obtient qu’un succès modeste en France mais il est l’occasion pour BB de découvrir Saint-Tropez et de devenir blonde, deux éléments bientôt indissociables de sa personnalité. Surtout, le producteur Raoul Lévy a l’intelligence de sortir le film aux États-Unis, où il crée un tel scandale que tout le monde veut le voir : le triomphe rejaillit sur le pays natal de l’actrice principale et le mythe BB est né.
La scène culte où elle danse un mambo endiablé, pieds nus sur une table, n’y est certainement pas pour rien. Elle a désormais une renommée mondiale, et sa vie sera scrutée à chaque instant par une presse à scandale qui ne lui laissera aucun répit. La chasse est ouverte. D’autant que sur le tournage, elle s’est éprise de son partenaire, le jeune Jean-Louis Trintignant. Un schéma amoureux qui va se reproduire plusieurs fois…
Elle est tellement célèbre qu’elle ne peut pas mettre un pied dehors
La vie sentimentale de Bardot, c’est un peu un rêve de paparazzi, mais aussi de scénariste : rebondissements garantis. L’actrice a tendance à jeter son dévolu sur les hommes qu’elle côtoie, et qui sont donc célèbres. « C’est sûr, ça fait de bons personnages, ça stimule l’imagination », sourit Christopher Thompson. Après Vadim, Trintignant ou Gilbert Bécaud, il y aura Jacques Charrier, le jeune premier de Babette s’en va-t-en guerre dont elle tombe amoureuse puis enceinte – d’où le test de la lapine. Elle a déjà avorté deux fois clandestinement et comme personne ne veut courir le risque de pratiquer ce geste interdit sur une femme aussi connue, elle doit garder l’enfant. « Ses contradictions la rendent plus intéressante à déchiffrer et à écrire, remarque encore le scénariste-réalisateur. Et les étapes qu’elle traverse sont tellement représentatives des problématiques des femmes de son époque, comme le non-désir de maternité ou l’absence d’envie d’être une bonne mère. »
BB et Charrier se marient en sept minutes, elle porte une robe en vichy qui sera le point de départ d’une mode planétaire. Elle est tellement célèbre qu’elle ne peut pas mettre un pied dehors, et finit sa grossesse malheureuse comme les pierres derrière les rideaux tirés en permanence : les paparazzis ont loué tous les appartements donnant sur les fenêtres de son appartement de l’avenue Paul-Doumer et ils n’hésitent pas à se faire passer pour du personnel médical pour essayer de voler des photos. À la naissance de l’enfant le 11 janvier 1960, c’est encore pire.
« C’était comme une tumeur qui s’était nourrie de moi, que j’avais portée dans ma chair tuméfiée, n’attendant que le moment béni où l’on m’en débarrasserait enfin. Le cauchemar arrivé à son paroxysme, il fallait que j’assume à vie l’objet de mon malheur », écrit-elle à propos de son fils Nicolas dans Initiales BB paru en 1996 (il lui intentera un procès pour atteinte à l’intimité intra-utérine).
Le tournage de La Vérité d’Henri-Georges Clouzot, qui reste son film préféré mais qui s’est avéré éprouvant, achève de la précipiter, une fois encore, dans la dépression. Traquée en permanence à Paris ou à Saint-Tropez où elle se réfugie le plus souvent possible, elle est seule, travaillée sans relâche par sa peur de l’abandon. Elle tente une nouvelle fois de se donner la mort le jour de ses 26 ans. Sauvée in extremis, elle tourne par la suite avec Godard un autre film culte, Le Mépris. Elle met fin à sa carrière en 1973 pour se consacrer aux droits des animaux.
Elle s’oppose à la chasse aux phoques, à la corrida, à la fourrure et à la vivisection. Elle a, avant tout le monde il faut bien le reconnaître, également soutenu des causes environnementales, telles que la protection des océans et la lutte contre la pollution. Mais c’est une autre histoire.
« Elle se construit une cage, elle est animalisée, objectifiée et tout sauf libre, finalement »
C’est cette femme qui cherche à tout prix à vivre sans entraves mais qui va se retrouver dans une position de bête traquée que suit la série. Au fil des épisodes, la fiction prend le dessus, et on s’attache à la quête effrénée de liberté de l’héroïne. « Qu’est-ce qui a déclenché une onde de choc mondiale, une hystérie collective partout sur Terre ? C’est une femme qui va d’hommes en hommes et qui dit que c’est difficile d’être heureux », résume Christopher Thompson. Sa coscénariste de mère remet les choses en perspective : « Il faut se souvenir de la place de la femme à l’époque de Bardot.
C’est la France de l’après-guerre, tout est gris. Il y a peu de distractions, mais encore le Salon des arts ménagers. » « Elle se construit une cage, elle est animalisée, objectifiée et tout sauf libre, finalement », reprend le fils. Dans une interview qu’elle accorde à François Chalais reconstituée dans la série, Bardot résume ainsi la situation dans laquelle elle se trouve : « Ma vie ressemble à une grande prison, agréable, mais c’est une prison quand même. » Puis plus tard, ce constat lucide : « J’appartiens à tout le monde […] On a un peu l’impression de ne plus être libre. »
Les Thompson ont bien compris ce que cette hystérie collective apportait à la narration. « À cette époque, personne ne peut rivaliser avec Bardot en termes de notoriété. Cette haine à laquelle elle doit faire face, elle est un peu équivalente à celle des réseaux sociaux aujourd’hui sauf qu’elle, ses haters, elle les a en face, en chair et en os », rappelle Danièle Thompson. Pourquoi cette attention ? Pour toutes les raisons énoncées précédemment, mais aussi parce que Bardot est, comme le rappelle la scénariste, une icône de mode qui explose tout sur son passage.
« J’ai vécu ce moment où on se serrait la taille à ne plus pouvoir respirer pour avoir le look BB », se souvient-elle en riant. L’œil de biche, le chignon crêpé, la marinière, les ballerines, et le vichy dans lequel elle fait tailler sa robe de mariée constituent le vestiaire d’une femme à laquelle chacune peut aspirer à ressembler, aujourd’hui encore.
Pour autant, Brigitte Bardot est-elle un modèle de l’émancipation des femmes ? Convoquons les figures morales qui faisaient autorité en ce temps-là. En octobre 1958, Marguerite Duras la décrit ainsi dans un texte intitulé La Reine Bardot : « La Reine Bardot se tient juste là où finirait la morale et à partir de quoi la jungle serait ouverte, de la moralité amoureuse. Un pays d’où l’ennui chrétien est banni. »
Françoise Sagan juge, elle, qu’elle possède « un instinct d’animal femelle parfaitement libre de son rang et de ses impulsions ». « Au jeu de l’amour, elle est plus un chasseur qu’une proie. L’homme est un objet pour elle ; exactement comme elle l’est pour lui… […] Elle apparaît comme une force de la nature, dangereuse aussi longtemps qu’elle restera indomptée », écrit quant à elle Simone de Beauvoir en août 1959 dans le magazine masculin américain Esquire.
vanity hair