Ukraine : les chars « tueurs de drones » bientôt à court de munitions à cause de la Suisse ?

Les Gepard – des véhicules blindés allemands surnommés « tueurs de drones » en Ukraine – sont devenus un atout important pour l’armée ukrainienne. Mais la Suisse, principal fournisseur en munitions pour ce char, refuse la livraison à Kiev d’obus fabriqués sur son sol, au grand dam de Berlin. Une polémique aussi bien militaire que politique.

Non, non, et encore non. La Suisse n’en finit pas de refuser le droit à d’autres pays européens de livrer à l’Ukraine des armes et munitions produites sur le sol helvétique. Alain Berset, le président suisse, a ainsi signifié mardi 18 avril une fin de non-recevoir au chancelier allemand, Olaf Scholz, qui lui demandait une nouvelle fois la permission de livrer à Kiev environ 12 000 munitions stockées en Allemagne pour les 37 chars antiaériens allemands Gepard envoyés sur le front il y a un an.

Berne a répondu de la même manière ces derniers mois à des demandes émanant de l’Espagne et du Danemark, concernant des canons antiaériens et des véhicules blindés « made in Switzerland ».

Sacro-sainte neutralité

« On ne peut pas nous obliger à violer nos propres lois », a affirmé Alain Berset lors de sa visite en Allemagne. La confédération se retranche en effet derrière sa fameuse neutralité pour justifier son inflexibilité depuis le début de la grande offensive russe en Ukraine le 24 février 2022.

Légalement, elle n’a pas le droit de vendre des armes à un pays qui est activement engagé dans un conflit militaire. Ce n’est pas tout : Berne refuse aussi que des pays détenant des stocks d’armes fabriquées en Suisse les réexpédient à une nation en guerre.

L’imbroglio autour du Gepard allemand illustre les conséquences très concrètes de cette position. Ce véhicule blindé avait en effet été l’un des tout premiers chars occidentaux livrés à l’Ukraine et la guerre lui a donné une nouvelle raison d’être : celle de « tueur de drones ».

L’Allemagne n’utilise plus de Gepard depuis le début des années 2010. « Il avait été fabriqué dans les années 1970 pour abattre les hélicoptères soviétiques en cas de raids aériens de l’URSS sur l’Europe de l’Ouest », souligne Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique. Mais le développement d’armes plus modernes et l’effondrement du régime soviétique ont fini par convaincre Berlin que ce char antiaérien était obsolète.

Il n’empêche que ce « système de défense reste très performant. Il réunit dans un véhicule tout ce qui est nécessaire pour contrer avions, missiles, hélicoptères et drones adverses jusqu’à une distance de 3 500 mètres », souligne Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse et ancien commandant adjoint d’une brigade blindée.

Outre une grande mobilité, c’est « surtout son système de radar très perfectionné qui fait sa force », assure Jeff Hawn. Ces atouts ont permis au Gepard de devenir la star de la contre-offensive ukrainienne dans la région de Kharkiv en septembre 2022. « Les Russes qui avaient beaucoup de mal à savoir où se trouvaient les forces ukrainiennes ont cherché à les localiser grâce à des drones, et le Gepard a été utilisé pour les détruire et permettre ainsi aux Ukrainiens de conserver leur avantage tactique », explique Gustav Gressel, spécialiste des questions militaires russes au Conseil européen pour les relations internationales.

C’est à cette occasion que ce véhicule blindé a gagné sa réputation de « tueur de drones ». « Ses radars et la capacité à verrouiller une cible le rendent plus efficace que d’autres systèmes de défense antiaériens portatifs qui n’ont pas de système de détection aussi performant, et il ne serait pas très rentable d’utiliser des missiles téléguidés pouvant coûter des dizaines de milliers de dollars pour abattre de simples drones », résume Jeff Hawn.

Gouffre à munitions

Le Gepard est, en outre, amené à jouer un rôle toujours plus important car « la Russie a de plus en plus recours à des drones pour épauler ses opérations », ajoute l’expert américain.

Et c’est là que le bât helvétique blesse. Comme l’Allemagne a tourné la page du Gepard, elle a aussi arrêté de fabriquer les munitions adéquates. La Suisse, partenaire technologique historique de ce système de défense antiaérien, en est alors devenu le principal fournisseur.

Depuis la livraison des premiers chars à l’Ukraine en juillet 2022, Berlin n’a pas arrêté de solliciter Berne. « La question des munitions était problématique dès le départ », affirmait en novembre la Tagesschau, principale émission d’information de la première chaîne de télévision allemande.

L’Allemagne avait fourni 60 000 obus pour Gepard « venant de stocks remontant probablement à avant les années 1990, à une époque où les Suisses étaient moins regardants sur la possibilité de réexporter les armes qu’ils fabriquaient », note Gustav Gressel.

C’est peu : « Les Gepard ont une consommation très élevée de munitions », souligne Jeff Hawn. En théorie, ils peuvent tirer jusqu’à 1 000 obus par minute, mais « en général, ils utilisent une centaine de cartouches par salve », estime Gustav Gressel.

D’où les craintes que l’Ukraine ne se retrouve rapidement à court de munitions pour ses « tueurs de drones ». Plusieurs médias anglo-saxons et allemands ont d’ores et déjà annoncé que, sans décision rapide de la Suisse, les Gepard ne serviront plus à rien sous peu. Même Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan, a pressé en mars la Suisse de donner son feu vert à la réexpédition de munitions pour Gepard détenues dans les stocks allemands.

La Suisse, bouc émissaire ?

Des sonnettes d’alarme qui auraient été tirées un peu vite au goût de l’expert militaire suisse Alexandre Vautravers. « Je n’ai entendu aucune confirmation ukrainienne d’un manque spécifique de munitions pour les Gepard – qui sont d’ailleurs produites aussi dans d’autres pays [Norvège, Turquie, Espagne, NDLR] », soutient-il. Un avis en partie partagé par Gustav Gressel. « Il y avait un déficit évident de munitions après la contre-offensive contre Kharkiv, mais il semblerait que les Ukrainiens aient réussi à en obtenir depuis », analyse ce spécialiste du conflit en Ukraine.

Difficile de savoir d’où viendraient ces munitions providentielles. « L’Allemagne a demandé à d’autres pays qui ont des stocks, comme le Brésil et le Qatar », souligne Gustav Gressel. Le Brésil a clairement fait savoir qu’il ne fournirait pas d’armes à l’Ukraine, mais le Qatar n’a pas pris de position officielle sur cette question.

Pour Alexandre Vautravers, toute cette polémique autour du refus helvétique de laisser l’Allemagne envoyer ses stocks de munitions « relève surtout d’une tentative de Berlin – critiqué pour sa lenteur et ne pas avoir suffisamment fourni d’armes lourdes à l’Ukraine – de désamorcer ces critiques en pointant un doigt accusateur vers d’autres pays, tout en essayant de faire basculer la Suisse dans le camp des pays qui livrent des armes à Kiev ».

Il n’empêche qu’avec une contre-offensive ukrainienne se profilant à l’horizon, « ces Gepard pourraient être amenés à jouer un rôle très actif pour protéger l’avancée des troupes », assure Jeff Hawn. Pas question, dans ces conditions, de prendre le risque de manquer de munitions pour ces « tueurs de drones ». Si Berne acceptait de mettre un peu d’eau dans le vin de sa sacro-sainte neutralité, cela permettrait de mieux répondre à « l’urgence de la situation », avait estimé Le Monde dans un éditorial publié en novembre 2022.

L’Allemagne compte aussi réduire cette dépendance au « made in Switzerland » au plus vite. Rheinmetal, le constructeur allemand des Gepard, a ainsi acheté en novembre le fabricant espagnol de munitions Expal Systems pour plus d’un milliard d’euros. « Les premières munitions pour les Gepard en Ukraine devraient sortir d’usine cet été », estime Gustav Gressel. À voir si ce délai est compatible avec les plans de contre-offensive ukrainienne.

france24

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