Découvert au festival de San Sebastián et aux Rencontres Cinélatino de Toulouse, le film de Laura Citarella sort ce mercredi 3 mai en salles en France. Trenque Lauquen est une sorte d’ovni, à l’image de ce château d’eau qui apparaît de façon récurrente dans le film. Six années de tournage, quatre heures de film et quatre heures d’enquête, d’allers et retours entre passé et présent, menés tambour battant. Quand la pampa argentine, réputée si monotone, devient un fantastique territoire de fiction.
Les premières images du film : deux hommes dans une station-service au milieu de nulle part au petit matin. L’un monologue au téléphone, l’autre semble se demander ce qu’il fait là… Et pendant dix bonnes minutes, on – le spectateur – est perdu. Rafael et Ezequiel, les deux seuls personnages masculins du film, cherchent Laura.
On le comprend au fur et à mesure que le film, découpé en deux parties de six chapitres chacune, avance. Rafael, le compagnon de vie de Laura, et Ezequiel, Chicho, son compagnon d’enquête, parcourent en voiture les champs et les villes : Trenque Lauquen, Fortín Olivarría, América, Piedritas… des noms qui sentent bon l’Argentine profonde, de pulqueria en station service, dessinant comme une toile d’araignée dans laquelle Laura est peut-être cachée.
De petites villes qui paraissent extraordinaires de banalité avec leur plan en damier et leurs petites maisons basses. Les palmiers des places publiques viennent rompre l’horizontalité du paysage, si plat qu’il semble infini.
Des orchidées et des lettres d’amour
L’histoire avance et recule sans cesse. Le film est construit sur des boucles que viennent conforter l’illustration musicale avec cette ballade récurrente, La canción de los caminos (La chanson des chemins), des valses viennoises, ou encore cette lagune qui a donné son nom à Trenque lauquen (lagune ronde en langue mapuche), les ventres ronds de Carmen Zuna puis d’Elisa, enceintes… des boucles qui viennent contrarier l’infini de l’horizon.
Au détour d’une de ces boucles, on comprendra que la Laura, qui entre dans le film dans le deuxième chapitre, est biologiste, spécialiste des orchidées. La jeune femme est venue dans la région pour faire un inventaire de ces plantes, et il lui en manque une (« una pendiente ») comme il manque souvent une clé pour comprendre tous les mystères de ce film. Des « omissions volontaires », explique la réalisatrice, à charge pour le spectateur de remplir les trous du canevas.
Quand elle ne cherche pas des orchidées (c’est sa première quête du film), Laura, interprétée par Laura Paredes, comédienne et co-scénariste du film, participe à un programme radio dans lequel elle raconte la vie de femmes au destin hors du commun. De la médiévale Lady Godiva à la contemporaine Alexandra Kollontaï. Pour cela, elle écume – et dépoussière – les rayons de la bibliothèque municipale. Cachée dans les pages d’un livre de la femme politique russe, elle découvre une lettre.
Cette lettre est le premier chaînon de la seconde enquête, qu’elle va mener, toujours avec Ezequiel, personnage aussi réservé et doux que Laura est pétulante et pétillante, tandis que Rafael est à l’image du « porteño » vu par des provinciaux : sûr de lui, un tantinet arrogant et macho. Les différents chapitres du film adoptent les points de vue des multiples personnages qui entrent dans la boucle du récit, comme une pelote dont ils seraient plusieurs à tirer les fils.
Le dernier chapitre étant celui de Laura. Hormis les deux hommes précédemment cités, le film met en scène une galerie de personnages féminins – le film a d’ailleurs eu le grand prix du meilleur long métrage de fiction au Festival de films de femmes de Créteil.
Des femmes fortes, bienveillantes et aimantes comme Juliana, la directrice du programme radio, comme Elisa et Romina qui prennent soin du « monstre de la lagune » (au cœur de la troisième enquête de Laura), ou la patronne de la pulqueria qui nourrit et réchauffe la jeune femme en errance. Des femmes qui tissent autour de Laura une toile protectrice. Elles sont comme ces personnages que Laura évoque dans son programme radio, comme Lady Godiva qui sacrifia sa pudeur pour épargner à ses sujets d’être étranglés par les impôts que voulait leur imposer Leofric, son seigneur de mari. Des femmes qui disparaissent aussi, comme Laura elle-même, comme Carmen Zuna, l’autrice des mystérieuses lettres d’amour, comme Elisa et Romina.
En quête d’un ailleurs ou d’elles-mêmes. Elles partent à pied, seules, dans la pampa. L’occupation du territoire argentin – le poème épique Martin Fierro est invoqué dans le film – par ces immigrants venus d’Europe, comme la famille de la réalisatrice elle-même originaire du nord de l’Italie, est en creux dans l’histoire.
Des « Peregrinas de las pampas », des pèlerines de la pampa, un terme qui sonne étrangement tant il est rarement employé au féminin en français. Il faut se laisser aller aux méandres du récit, au jeu de puzzle, souvent drôle et tendre – comme l’écoute de la « confession de Laura » à la radio, qui s’adresse à Ezequiel et Juliana, mais aussi à nous, spectateurs. Jeu de puzzle et de cinéma : un parti pris assumé de déconstruction du récit, qui brouille les codes – est-ce un film d’aventure, un film noir, un film de science-fiction ?
Un film mouvant qui ouvre des portes et ne les referme jamais, un film « mutant », annoncent les producteurs, à l’image de Laura qui, au fil de son errance, se couvre des frusques d’inconnus, et peut-être aussi du mystérieux monstre de la lagune…
Pampero cine (PC), faire du cinéma autrement
Laura Citarella, la réalisatrice, a été l’une des fondatrices du collectif Pampero Cine, qui s’est fait connaître de ce côté-ci de l’Atlantique avec le film-fleuve La flor. Un collectif façon coopérative où chacun met la main à la pâte : Mariano Llinás, le réalisateur de la Flor et co-fondateur de PC est aussi crédité au scénario et au montage de Trenque Lauquen, de même qu’Alejo Moguillansky, autre réalisateur du collectif ; Agustin Mendilaharzu également membre fondateur y est le directeur de la photographie ; le comédien Ezequiel Pierri (tous les comédiens ont gardé leur vrai prénom dans le film d’ailleurs, Laura Citarrella, qui a plusieurs fois travaillé avec Laura Paredes, la considère comme une sorte de double de fiction) est co-producteur.
Deux des comédiennes de La Flor sont dans Trenque Lauquen, Laura Paredes et Elisa Carricajo, la mystérieuse doctoresse du film. Elles appartiennent à la compagnie de théâtre Piel de lava, qui travaille souvent avec les réalisateurs de PC. Quand le cinéma est aussi une histoire de tribu ! Le propos de Pampero Cine : faire des films autrement, sortir des circuits de production et de distribution classiques, s’autoproduire pour casser les formats, permettre à la vie de féconder le cinéma et donc laisser libre cours aux envies de film de ses membres.
Des productions dans lesquelles on retrouve des thèmes récurrents, chers à ces réalisateurs : la province de Buenos Aires à laquelle tant Mariano Llinás que Laura Citarella disent leur attachement, des histoires où il est question de livres ou de carnets (Borgès n’est jamais bien loin), de champs, de routes et de chemins…
Il y a d’ailleurs comme des phénomènes d’écho entre Historias extraordinarias de Llinás et Trenque Lauquen. Des productions de l’équipe de Pampero Cine, peu ont été vus en France (La flor et Historias extraordinarias); mais le festival Cinélatino, toujours défricheur de nouveaux espaces de cinéma, leur avait rendu hommage en 2019.
rfi