Le renversant «Neptune Frost», du rêve à la révolte, la créativité africaine en marche

C’est un pays de rêve et de révolte né au cinéma. Ce mercredi 10 mai sort enfin en salles notre coup de cœur du Festival de Cannes 2021. Neptune Frost est une folie cinématographique inédite, défiant, avec la créativité comme seule arme, les pouvoirs oppresseurs en Afrique – du système postcolonial jusqu’aux Gafam. Une science-fiction dansée et musicale, réalisée par l’Américain Saul Williams et la Française d’origine rwandaise Anisia Uzeyman.

C’est l’histoire d’une guerre qui ne dit pas sans nom et d’un amour entre Neptune, un.e hacker africain.e fuyant les violences sexuelles, et Matalusa, un jeune mineur échappé d’une mine de coltan. Le tout dans une esthétique afrofuturiste complètement inédite. Tournée au Rwanda et imaginée au Burundi, cette comédie musicale cinématographique réunit chant, danse et poésie. Un poème épique et onirique contre la violence du monde.

Poétique et positif

Avec une esthétique afrofuturiste et intersexe, Neptune Frost crée un espace de réflexion sur l’identité et le genre, le droit d’être différent et la quête d’un ailleurs. On assiste à la promesse d’un monde nouveau qui s’oppose à l’avidité par la beauté, à la cruauté par la créativité, au désespoir par l’esquisse d’un avenir. Au milieu d’un monde qui va mal, surgit alors un univers radicalement poétique et positif.

C’est un film époustouflant, nourri aussi bien des comics cyberpunks des années 1980 avec leur androïde RanXerox, que par 2046, l’extraordinaire machine à explorer le temps de Wong Kar Wai, ou la fantaisie vertigineuse de Solaris d’Andreï Tarkovski.

Jusqu’ici, la réalisatrice française d’origine rwandaise Anisia Uzeyman avait réalisé Dreamstates, mais était surtout connue comme actrice dans Tey d’Alain Gomis. Et le poète, acteur, musicien et activiste américain Saul Williams avait coécrit Slam, de Marc Levin. Leur première collaboration fait fusionner la force du rêve de Williams avec la puissance des origines rwandaises de Uzeyman. Ici, tout est sensations, émotions, allusions… Le récit avance au travers de corps éthériques interconnectés par des vibrations avec d’autres êtres et intelligences. 

Neptune Frost rend palpables des perceptions extrasensorielles jusqu’ici inconnues au cinéma, au-delà de l’espace-temps de l’homme. Et grâce aux créations incroyables du décorateur et costumier Cedric Mizero les protagonistes de Neptune Frost brisent toutes les barrières liées au statut, à l’âge, à l’origine et au genre, entre les êtres humains et les technologies, entre le traditionnel, l’artisanal et le recyclé.

« Neptune Frost », de l’Américain Saul Williams et la Française d’origine rwandaise Anisia Uzeyman.
« Neptune Frost », de l’Américain Saul Williams et la Française d’origine rwandaise Anisia Uzeyman.

« Je suis née dans ma 23e année, après 22 ans de guerre », raconte au début du film une femme en tresses collées, le visage caché derrière un masque en fils métalliques. Nous voilà invités à un enterrement où le prêtre parle de l’attente d’une autre vie. En attendant, Tekno, mineur de coltan en révolte, doit fuir. Tout au long du film, la mort le guettera, car il a compris : c’est le coltan qui transmet l’énergie circulant dans les ordinateurs du monde entier. Pour lui, une raison de plus de ne plus subir le mépris des multinationales.

La mine de coltan apparaît sous forme d’une chorégraphie de gestes, rythmée par des tambours burundais. Avec des costumes simples, mais criards et colorés, la scène devient aussi grandiose que la mine autour. C’est là où se créent la richesse des uns et la pauvreté des autres. « Les charognards ne nous lâcheront rien », chante la chanson.

Il est bien question de la souffrance provoquée par une main-d’œuvre exploitée par le néocolonialisme. En même temps, un.e hacker africain.e qui est en train de prendre son indépendance, s’interroge sur la victoire du monde binaire. Dans une ambiance de fin des temps, on observe une éclipse de sens et un feu dans le ciel. Sur la tête du personnage hacker, qui assume son identité intersexuelle, tournent des roues fluorescentes. Comme l’appel d’une planète lointaine, d’une autre dimension.  

« Neptune Frost », de l’Américain Saul Williams et la Française d’origine rwandaise Anisia Uzeyman.
« Neptune Frost », de l’Américain Saul Williams et la Française d’origine rwandaise Anisia Uzeyman.

Embarqué sur un bateau, on s’éloigne des rives. Tekno, lui, met des talons aiguilles pour entrer dans une autre identité. « Nul retour possible », nous renseigne la chanson. On croise des fantômes ressuscités et les habits de l’afro-futurisme. Les gestes du quotidien se transforment en chanson, en poésie, en chorégraphie. L’oscillement entre plusieurs mondes est d’une beauté stupéfiante.

Un autre personnage principal est un avatar, composé d’écrans, d’ordinateurs et d’autres machines recyclés. La carte mère saigne. Le pouvoir du subconscient grandit, des sagesses apparaissent : « Ce que la naissance a séparé, l’amour la reconnectera. » « Dessine ton rêve et ose le vivre. »

Bienvenu au pays de la clairvoyance, là où « les montagnes ne se sont pas réveillées » et une personne s’appelle « Psychologie ». « Moi, je suis née du son. Le son conserve la mémoire. »

Ici, dans cette communauté à la recherche d’un avenir meilleur (bye-bye « Martyr Loser King »), on s’affranchit des normes pour que les différentes luttes contre l’oppression puissent converger. Pour raconter ces combats contre les Gafam (une chanson est intitulée « Va chier M. Google », une autre « L’algorithme est justice »), la société patriarcale ou les politiques corrompus, toutes les formes narratives sont admises. Une liberté née du rêve. Un pays de rêve né au cinéma, Neptune Frost.

rfi

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