Après avoir été officiellement réintégré au sein de la Ligue arabe, Bachar al-Assad assistera au sommet annuel organisé vendredi à Jeddah, en Arabie saoudite. Une normalisation voulue pour favoriser une distanciation avec l’Iran, mais aussi pour lutter contre le trafic de captagon, dont la Syrie est devenue le premier producteur mondial.
On la surnomme “Abu Hilalain” en arabe (« le père des deux croissants de lune ») en raison de son logo. Cette petite pilule, plus connue sous le nom de captagon, inonde les pays du Golfe, principalement l’Arabie saoudite, depuis une dizaine d’années. Produite essentiellement en Syrie, cette drogue de synthèse était au cœur des discussions sur la réintégration de Damas au sein de la Ligue arabe qui se réunit, vendredi 19 mai, à Jeddah, en Arabie saoudite. Le président Bachar al-Assad sera présent. Une première depuis près de douze ans.
« S’il y a normalisation officielle le 19 mai, cela constituera l’aboutissement d’un processus dont la concrétisation n’aurait pu avoir lieu sans la levée préalable d’un veto de l’Arabie saoudite qui est le poids lourd du Conseil de coopération du Golfe (CCG), analyse David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Iris, spécialiste du Moyen-Orient.
Un principe de réalité a prévalu au sein de la Ligue arabe en actant par consensus – à défaut d’unanimité -, que Bachar al-Assad allait rester au pouvoir. Il s’agissait de déterminer à quelles conditions cela pouvait être fait et selon quelles modalités”.
L’ancien paria est prié de prendre ses distances avec l’Iran, son indéfectible allié avec la Russie, mais il est surtout enjoint de couper le nœud gordien du trafic de captagon. Un juteux trafic qui a fait de la Syrie un véritable narco-État. “
Je pensais que l’Iran serait le point principal à l’ordre du jour, ainsi que le rapatriement des réfugiés, mais j’ai été surprise par la place proéminente du captagon dans les négociations entre le régime syrien et la Ligue arabe, explique Caroline Rose, directrice New Lines Institute for Strategy and Policy, groupe de réflexion basé à Washington. Les pays membres savent que le régime a des agences dédiées au trafic et ils pensent qu’avec suffisamment d’incitations, ils peuvent le convaincre d’abandonner le commerce”.
Véritable fléau au Moyen-Orient, la “cocaïne du pauvre” a généré, en 2021, 5,7 milliards de dollars (5,2 milliards d’euros), selon le New Lines Institute, un chiffre que l’AFP estime, quant à elle, à plus de 10 milliards de dollars (9,2 milliards d’euros).
Pour la Syrie, bannie de la scène internationale depuis le début de la guerre civile en 2011 et entravée dans son commerce par les sanctions occidentales, le trafic de captagon a été une véritable bouffée d’oxygène.
“C’est une manne en mesure de compenser les effets économiques dévastateurs de la guerre civile et des sanctions occidentales – notamment la Loi César américaine votée en décembre 2019 – imposées sur le régime de Damas », détaille David Rigoulet-Roze.
Le captagon, une énorme manne financière
Si lors des premières années de la guerre, l’Arabie saoudite a soutenu les groupes rebelles face aux forces gouvernementales, elle semble désormais déterminée à ramener la Syrie dans le giron de la Ligue arabe. Le 18 avril, 4 milliards de dollars d’investissements auraient été proposés à Damas lors de la visite du ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Faisal ben Farhan al-Saoud, selon l’agence Reuters. L’information a été démentie par Riyad, mais laisse planer le doute quant à un échange de bons procédés voire de marchandage.
“L’hypothèse de l’accord, c’est que le régime s’est résolu au trafic de captagon en raison des contraintes économiques et du manque de revenus licites et qu’il suffit d’ouvrir et de tourner le robinet du commerce légal pour que cela s’arrête, souligne Caroline Rose. Mais ça prendra beaucoup de temps et de nombreux proches ou alliés du régime n’auront pas forcément de raison d’arrêter la production. Le captagon est une énorme manne d’argent”.
Bouée de sauvetage de l’économie syrienne, le trafic et la contrebande du captagon profite à une vaste galaxie de personnalités qui gravitent autour du président. Mais il n’existe à ce jour aucune « preuve irréfutable reliant directement Bachar al-Assad à l’industrie du captagon et nous ne devons pas nécessairement nous attendre à en trouver une », rappelait Ian Larson, spécialiste de la Syrie au Centre d’analyse et de recherche opérationnelles (Coar) dans une enquête publiée par l’AFP fin 2022.
“Bachar al-Assad n’a jamais prononcé lui-même le mot captagon. Mais si l’on regarde ses connexions, il a des membres de sa famille, des amis, des alliés proches du régime qui sont impliqués dans ce trafic, souligne Caroline Rose. Par exemple, son frère Maher al-Assad, à la tête de la quatrième division de l’armée syrienne, est particulièrement impliquée dans le trafic dans la région de Lattaquié, Homs, Alep et dans le sud de la Syrie”.
David Rigoulet-Roze rappelle, quant à lui, que “des cousins de Bachar al-Assad ont été sanctionnés par l’UE en avril 2023 pour trafic de captagon”.
Reste que les ramifications de cette toile dépassent largement les frontières syriennes. Le puissant Hezbollah libanais, soutenu par l’Iran, a été le premier à monter des laboratoires de production au début des années 2000. Il jouerait toujours un rôle important dans la protection de ce commerce florissant le long de la frontière libanaise.
Selon un rapport du New Lines Institute, le gouvernement syrien utilise « des structures d’alliance locales avec d’autres groupes armés tels que le Hezbollah pour obtenir un soutien technique et logistique dans la production et le trafic de captagon ».
Une réintégration avant tout symbolique
Dans de telles conditions, la Syrie pourrait-elle survivre à la fin du captagon ? Pour Caroline Rose, l’enjeu financier est bien trop grand pour que les acteurs impliqués donnent simplement un blanc-seing aux autorités. “Si la normalisation n’est pas jugée suffisante, de nombreux proches ou alliés du régime seront tentés de continuer la production de captagon tout en profitant des revenus issus du renouveau du commerce légal.
Je vois bien le régime jouer sur les deux tableaux en essayant de profiter de cette réouverture tout en continuant à produire à large échelle”.
Bien que la réintégration de la Syrie à la Ligue arabe garde une portée avant tout symbolique, Bachar al-Assad semble enclin à montrer patte blanche. Le 1er mai, avant même l’annonce officielle de sa réintégration au sein de la Ligue arabe, la Syrie s’est engagée à « prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à la contrebande aux frontières avec la Jordanie et l’Irak » après une rencontre avec les ministres des affaires étrangères égyptien, irakien, saoudien et jordanien à Amman.
Une semaine plus tard, Merhi Al-Ramthan, considéré comme le baron du captagon dans la région, était assassiné avec toute sa famille dans le sud de la Syrie dans un raid aérien attribué à la Jordanie.
“Par le passé, le régime de Damas a su prendre des mesures quand il fallait donner des gages de rapprochement à ses voisins arabes”, rappelle David Rigoulet-Roze, qui cite « la multiplication des saisies en novembre 2021 et la restriction des flux vers l’extérieur, notamment vers la Jordanie dont la frontière a été réouverte mais qui se trouve surexposée aux flux de ce trafic susceptible de déstabiliser le petit royaume hachémite, désormais engagé dans une lutte impitoyable contre les trafiquants”.
Pour les pays occidentaux, la prudence est de rigueur. Même si cette drogue reste pour l’instant l’apanage des pays du Levant, des mesures sont prises comme le Captagon act adopté aux États-Unis en décembre 2022.
Arabie saoudite, Jordanie, Irak… nombre de pays victimes du captagon espèrent assister à son crépuscule. “Comme dans tout commerce illicite, il est impossible de tout arrêter complètement, tempère cependant la directrice du New Lines Institute for Strategy and Policy.
Quand un acteur abandonne, un autre prend le relais. Je pense néanmoins que si le régime souhaite vraiment arrêter, nous verrons le trafic s’écrouler massivement. Il n’y a pas tellement d’autre acteur qui pourrait remplacer la capacité de production du régime ».
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