Musée d’Orsay: Manet-Degas, entre rivalité et admiration

OlympiaNanaL’Absinthe… Leurs œuvres sont célèbres dans le monde entier, le dialogue artistique de quinze ans entre Édouard Manet et Edgar Degas reste « largement sous-estimé ». Dans une exposition au superlatif, 200 œuvres, le musée d’Orsay à Paris nous offre un croisement inédit d’une relation fascinante, dominée par l’imitation, la rivalité, l’admiration… Entretien avec Isolde Pludermacher, commissaire de « Manet/Degas ».

RFI Manet  Degas, avez-vous conçu cette exposition comme une rencontre ou une confrontation entre les deux artistes ?

Isolde Pludermacher C’est une exposition fondée autour de la notion très complexe de relation. C’est une relation humaine, mais aussi artistique. Il y a des moments de fusion et des moments de brouille. Nous avons essayé de raconter toute l’histoire, avec des zones d’ombres nombreuses qu’elle comporte et comment elle a pu influer dans le cours de la vie de Manet et Degas et dans leurs choix artistiques.

En regardant les œuvres de Degas (1834-1917), qu’avez-vous appris sur Manet (1832-1883) ?

Degas a beaucoup regardé Manet, d’abord comme modèle. Et il n’était pas le seul. Dans les années 1860, il a réalisé plusieurs portraits de Manet qui dominait la scène de la nouvelle école de peinture en France. Degas était très fort pour capter les attitudes, les postures de ses modèles. Il ne les faisait pas poser de manière conventionnelle. Dans les dessins qu’il fait de Manet, on voit qu’il tourne autour de son modèle, de son côté élégant notamment. Manet était connu pour être un dandy.

Puis, il y a ce fascinant portrait de Degas qui a représenté Manet avec son épouse, et qu’il a offert à Manet. Ce portrait a été ensuite coupé par Manet, au niveau du visage de son épouse. Il y a beaucoup de mystères autour de cette œuvre que Degas a découverte mutilée et qu’il a reprise ensuite avec lui. Il l’a gardé toute sa vie. À la toute fin de sa vie, bien après la mort de Manet, il a même voulu la compléter en ajoutant une bande de toile qui est finalement restée vierge.

En examinant les œuvres de Manet, qu’avez-vous appris sur Degas ?

Chez Manet, il y a des sujets très proches de Degas. Je pense aux thèmes des courses ou aux thèmes des Parisiennes. Mais on voit qu’il les traite complètement différemment. Il y a cette proximité dans la sensibilité, dans une certaine forme de modernité dans le choix des sujets. En même temps, on voit l’écart qui peut y avoir avec des sujets très proches, dans des façons de peindre. Par exemple, on trouve des parties inachevées dans les toiles de Manet et dans les toiles de Degas, mais qui ne sont pas du tout inachevées de la même manière. Les compositions, les cadrages…

Manet et Degas se sont beaucoup regardés. En revanche, Manet coupait directement ses toiles. Il le faisait avec ses propres toiles et il l’a fait aussi avec une toile de Degas, alors que Degas procédait plutôt par assemblage.

La confrontation d’œuvres qui ont été conçues à la même période, sur des sujets très proches, permet de montrer toute la singularité de l’un comme de l’autre. Même quand il s’agit du même modèle, l’actrice Hélène Andrée, dans L’Absinthe ou La prune, ou du même cadre, la Nouvelle Athènes, ce café de la place Pigalle, montrant dans les deux cas une femme assise devant un verre d’alcool, on est devant deux œuvres qui n’ont rien à voir.

Vous promettez un nouveau regard sur l’impressionnisme. Pourquoi Manet et Degas, selon vous, est-ce un impressionnisme à part ?

Manet a toujours refusé d’exposer avec les impressionnistes. Cependant, quand on regarde ses incursions dans le domaine de paysages au moment des premières expositions impressionnistes, on est extrêmement proche de la peinture de Monet ou de Berthe Morisot, avec une peinture très claire.

Alors que Degas va être vraiment l’un des principaux meneurs de ces expositions impressionnistes auxquelles il va participer quasiment chaque fois et il va tenter d’attirer Manet dans ces expositions, sans y parvenir. Dans cette relation de Manet à Degas, nous avons souvent un désir de l’un d’attirer l’autre vers quelque chose, et l’autre qui résiste toujours.

Et Degas, qui est un impressionniste, parce qu’il fait partie du groupe, n’a jamais peint comme les grands paysagistes impressionnistes. Là aussi, on a encore une forme de paradoxe et de complexité quant au rapport des deux artistes à l’impressionnisme.

Visiteur dans la salle avec le tableau « L’exécution de Maximilien » d’Edouard Manet.
Visiteur dans la salle avec le tableau « L’exécution de Maximilien » d’Edouard Manet.

Un chapitre moins connu est Manet  Degas et la guerre de 1870. Tous les deux étaient réquisitionnés à Paris durant le siège. Quelle trace cela a-t-il laissée dans leurs œuvres ?

Les sensibilités politiques de Manet et de Degas sont très importantes pour bien comprendre l’un et l’autre. Ils ont vécu de manière très proche le siège de Paris par les Prussiens en 1870. Ils ont fait tous les deux le choix de rester à Paris pendant le siège, un choix qui les a distingués de bon nombre d’artistes.

Ils étaient tous les deux très patriotes. Ils ont été réquisitionnés par la Garde nationale et ils sont restés. Nous avons des témoignages extraordinaires de Manet qui a écrit beaucoup de lettres à son épouse qui avait quitté Paris où il parle de cette expérience très dure, parce qu’ils ont souffert de la faim, du froid…

Ensuite, tous les deux ont quitté Paris avant la Commune, donc, ils n’ont pas participé aux évènements de la Commune. Manet, dès ses débuts, va être un peintre engagé politiquement. À plusieurs reprises, il peint des œuvres en réaction à chaud avec des évènements politiques contemporains.

Son tableau L’Exécution de Maximilien [montrant l’exécution de l’empereur du Mexique en 1867 par un peloton d’exécution républicain, dont Napoléon III a été tenu responsable, NDLR] était l’un de ses plus grands projets, mais qu’il n’a jamais pu exposer de son vivant en France. Une des versions sera rachetée par Degas après sa mort. Et après la guerre de 1870, il va réaliser plusieurs lithographies sur ce thème, mais qui seront censurées. Degas, lui, aura vécu les mêmes évènements, mais il ne va jamais faire rentrer la politique dans son œuvre.

Et même à la fin de sa vie, où il est tristement célèbre pour ses positions anti-dreyfusardes et antisémites, cela ne transparait jamais dans son œuvre publique. Il distingue vraiment son art de ses convictions politiques qui sont pourtant très marquées.

Aujourd’hui, y a-t-il des artistes contemporains qui se réclament de l’héritage de Manet et de Degas ?

Parmi les artistes conservés au Musée d’Orsay et qui inspirent le plus les artistes contemporains, Manet et Degas font sans doute figure en tête.

Ce qui est intéressant, quand on interroge un peu les uns et les autres après leur visite sur leur préférence entre Manet et Degas, je me suis rendu compte que les personnes liées au monde du cinéma étaient plus attirées par Degas et son regard souvent assez cinématographique dans la façon de composer ses cadrages dans des relations assez troubles qui peuvent exister entre ces personnages. Alors que Manet a peut-être plus les faveurs des plasticiens.

RFI

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