Des musicologues français exhument des archives des partitions oubliées. Grâce à eux réémergent les œuvres de grands compositeurs du XIXe siècle.
Une caverne d’Ali Baba ! Les locaux du Centre de musique romantique française ressemblent à un grenier rempli de trésors. Situés à deux pas du canal Saint-Martin, les bureaux de cet institut de recherche privé abritent en effet des centaines de caisses remplies de vieux papiers. Ne pas se fier à l’aspect modeste de ces documents. Les livrets de musique et manuscrits qu’ils renferment sont bien des œuvres rarissimes, pour certaines signées par les plus grands compositeurs français.
Fondé en 2009, à cheval entre la France et l’Italie, le Palazzetto Bru Zane tire son nom de l’hôtel particulier qui lui sert de siège à Venise. Y sont régulièrement organisés des concerts.
Intégralement financé par Nicole Bru, héritière des laboratoires pharmaceutiques Upsa, à hauteur de 4 millions d’euros par an, cet institut de recherche se concentre sur la musique du « Grand Siècle », cette parenthèse enchantée comprise entre 1780 et 1920, où l’Hexagone a produit d’innombrables chefs-d’œuvre.
« En France, on résume trop souvent la musique française du XIXe siècle à Bizet, Debussy ou Gounod. Mais des centaines de compositeurs ont travaillé à la même époque dans ce registre qu’on désigne aujourd’hui sous le terme de “musique romantique”. Est-ce parce que ce genre a été jugé “facile et vulgaire”, on joue moins de 1 % de ce répertoire. Pourtant les mélodies de cette période parlent directement au cœur », évoque Alexandre Dratwicki, 46 ans, directeur artistique du centre.
Pépites musicales
Ce musicologue originaire de Moselle – dont le frère jumeau, Benoît Dratwicki, dirige à Versailles un centre-frère dédié à la musique baroque –, a réuni autour de lui une poignée de chercheurs passionnés. Ils tentent de sortir de l’oubli des artistes qui, non contents d’avoir vécu dans l’ombre de Wagner ou Verdi, n’ont pas eu la chance de voir leurs œuvres enregistrées.
À LIRE AUSSIQuand Hamlet était français !Leur travail relève parfois de la mission de sauvetage, réalisée dans l’urgence. Comme ce jour d’hiver 2015 où Alexandre Dratwicki appela tous ses amis pour déménager des cartons sur le point d’être envoyés à la décharge. « Il s’agissait d’empêcher la destruction des archives d’un imprimeur de partitions dont les entrepôts de Montrouge étaient promis à la démolition », se rappelle Étienne Jardin, qui travaille aux côtés d’Alexandre Dratwicki et de Sébastien Troester.
Le plus souvent, cette mission s’apparente à celle d’un moine bénédictin compulsant les catalogues des services d’archives de toute l’Europe avant de recopier des pages et des pages de partitions. Le métier a ses moments ludiques quand il s’agit de reconstituer, tel un puzzle, une œuvre dont les feuillets ont été dispersés aux quatre coins du continent. « Le reste du temps, c’est une fonction de rat de bibliothèque dans les conservatoires des grandes capitales européennes », sourit Alexandre Dratwicki. « Nous mangeons du papier à longueur de journée », plaisante Sébastien Troester.
Mi-détectives privés, mi-brocanteurs
Ces chercheurs partagent un caractère de « fouineur. » Mi-détectives privés, mi-brocanteurs, ils traquent non seulement les partitions, mais aussi, parfois, les brouillons oubliés pour retrouver « la » version originale de l’œuvre. Ils collectent les photos, les correspondances mais aussi les livrets de mise en scène qui décrivent très précisément la dramaturgie des opéras.
Toutes leurs trouvailles sont précautionneusement scannées et mises en ligne à destination des chercheurs du monde entier. La base de données du Palazzetto Bru Zane compte plusieurs centaines de milliers de documents en accès libre. « Nous ne faisons payer que les droits de reproduction, et encore… à un tarif très avantageux », émet Alexandre Dratwicki.
Aucun genre ne le rebute. Ses goûts éclectiques embrassent à la fois la musique symphonique, les airs légers destinés aux cabarets comme le répertoire de musique sacrée. « Quand on aime la musique, on aime tout. Nous ne distinguons pas la musique savante des chansons populaires », poursuit-il.
Le centre qu’il dirige a ainsi permis de ressusciter des compositeurs bien différents : tels Paul Véronge de La Nux, Fernand de La Tombelle ou encore Benjamin Godard. « Leur seul point commun était d’être passés de mode », glisse Antonella Zedda, administratrice générale du Palazzetto Bru Zane, après avoir été directrice de production à la salle Pleyel puis à la Philharmonie de Paris.
En cette veille d’été, le travail du centre va permettre de sortir du sommeil quelques compositrices du XIXe siècle auxquelles le Palazzetto Bru Zane a, par ailleurs, consacré un beau coffret de disques*. Elles se nomment Marthe Bracquemond, Cécile Chaminade, Hedwige Chrétien, Marie-Foscarine Damaschino, Jeanne Danglas, Clémence de Grandval, Marthe Grumbach, Madeleine Jaeger, Marie Jaëll, Madeleine Lemariey, Hélène de Montgeroult, Virginie Morel, Henriette Renié ou encore Charlotte Sohy. Du 19 juin au 4 juillet, sera jouée à Paris – notamment au théâtre des Champs-Élysées – leur musique trop longtemps ignorée du grand public.
À LIRE AUSSIKarine Deshayes : « Maintenant j’aime bien mourir sur scène »Le programme commence à l’auditorium de Radio France, ce lundi 19 juin, avec des motets du second Empire et de la IIIe République. Le 20 juin, Karine Deshayes ressuscitera un opéra créé en 1831 et joué seulement trois fois : Fausto, composé par Louise Bertin.
Trois jours plus tard, David Kadouch et l’Orchestre de chambre de Paris dirigé par Hervé Niquet redonneront vie à ces femmes compositrices, hier immensément célèbres et aujourd’hui passées sous silence. Mais aussi à d’autres créatrices de renom dont le travail est trop rarement joué : comme Mel Bonis, Lili et Nadia Boulanger, Louise Farrenc, Augusta Holmès, Rita Strohl, ou encore Pauline Viardot.
Depuis près de quinze ans, le Palazzetto Bru Zane peut s’enorgueillir d’avoir exhumé une flopée d’opéras : Herculanum, de Félicien David, Cinq-Mars, de Gounod, La Reine de Chypre, d’Halévy, Le Mage, de Massenet ou encore Les Barbares,de Saint-Saëns.
Mais aussi d’opérettes : tels Maître Péronilla ou Le Voyage dans la Lune, d’Offenbach – dont la version donnée par les Frivolités Parisiennes a rencontré un grand succès l’an dernier. Autant de « bijoux perdus » qui ont aussi inspiré à plusieurs chanteurs, dont le ténor franco-suisse Benjamin Bernheim et la soprano belge Jodie Devos, de beaux enregistrements.
Alors qu’approchent, en 2025, le bicentenaire de la naissance du grand rival de Jacques Offenbach, Louis-Auguste-Florimond Ronger, plus connu sous son pseudonyme d’Hervé, et le 150e anniversaire de la mort de Bizet en 1875… le Palazzetto Bru Zane continue son infatigable travail d’archéologie musicale en cherchant des inédits de ces deux compositeurs. Mais aussi de nouveaux trésors dans les fonds Victor Massé, Giacomo Meyerbeer, Ambroise Thomas, Adolphe Adam, ou encore Daniel-François-Esprit Auber. « Il reste bien des pépites à trouver », s’enthousiasme Alexandre Dratwicki.
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