Les espions russes ont tenté, pour la première fois, d’assassiner sur le sol américain un ex-agent double, a révélé le New York Times. L’opération, qui a échoué, en dit long sur l’importance de la cible, Alexandre Poteev, aux yeux de Moscou et sur les capacités des espions russes.
Sans lui, il n’y aurait peut-être pas eu la série à succès « The Americans » sur le quotidien d’espions russes aux États-Unis. Et Washington n’aurait probablement pas pu démanteler, en 2010, un réseau d’agents dormants installés depuis des années dans des banlieues paisibles. Sans Alexandre Poteev, l’affaire Skripal n’aurait probablement jamais non plus eu lieu. La vie et la défection aux États-Unis de ce maître espion russe a eu un effet boule de neige aux multiples ramifications au fil des ans.
Y compris la première tentative documentée d’assassinat sur le sol américain par des services russes de renseignement depuis l’accession de Vladimir Poutine au pouvoir à Moscou. Alexandre Poteev a, en effet, été la cible d’un rocambolesque complot visant à l’éliminer en 2020, a révélé le New York Times dans un article publié lundi 19 juin.
L’un des patrons des espions russes à l’étranger
Le récit par le quotidien américain de la traque menée par les espions russes pour retrouver ce « traître » aux États-Unis corrobore en fait des révélations de « Spies : The Epic Intelligence War Between East and West » (Espions : la guerre épique du renseignement entre l’Ouest et l’Est), un livre à paraître aux États-Unis fin juin de Calder Walton, un expert du renseignement à l’université de Harvard.
Les assassins du SVR (l’équivalent russe de la CIA) voulaient le scalp d’Alexandre Poteev depuis une dizaine d’années. Cet ex-espion était le vice-directeur du directorat « S » du renseignement extérieur, c’est-à-dire l’officine qui gère les espions implantés à l’étranger.
C’était donc une prise de choix pour la CIA à qui « il a fourni des informations pendant près de vingt ans », note Jeff Hawn, spécialiste des questions de sécurité en Russie pour le New Line Institute, un cercle de réflexion américain.
Sa collaboration avec les espions américains a notamment mené au très médiatique démantèlement en 2010 d’un réseau de onze agents dormants russes aux États-Unis auquel appartenait la très photogénique Anna Chapman.
Barack Obama, alors président des États-Unis, avait décidé, dans un souci d’apaisement avec Moscou, de remettre aux Russes la quasi-totalité de ces espions. En échange, le Kremlin a libéré plusieurs espions et agents double, dont Sergeï Skripal qui, huit ans plus tard, sera la cible d’une tentative d’assassinat sur le sol britannique par des espions du GRU (le service militaire de renseignement). Une affaire qui avait profondément dégradé les relations entre le Royaume-Uni et la Russie.
« On peut dire qu’Alexandre Poteev a été le déclencheur d’une série d’événements qui ont marqué l’histoire récente des services russes de renseignement », assure Jenny Mathers, politologue et spécialiste du renseignement russe à l’université d’Aberystwyth au pays de Galles. « Ce n’est, en outre, que la partie émergée de ce qu’on sait sur les informations fournies par Alexandre Poteev aux Américains », souligne Keir Giles, expert des questions de sécurité russe et auteur de « Russia’s war on everybody » (La guerre de la Russie contre tout le monde) où il évoque les assassinats ciblés à l’étranger comme une arme de politique étrangère de Moscou.
« Il est probable qu’un agent qui a occupé un tel poste au sein des services de renseignement a pu expliquer en détail la dynamique des relations entre les différentes officines russes », estime Danilo delle Fave, spécialiste des questions de renseignement à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona. « Sa défection a clairement eu un impact sur la capacité opérationnelle des espions russes aux États-Unis, mais il est difficile de savoir à quel point », résume Keir Giles.
Un scientifique mexicain à la rescousse
Suffisamment en tout cas pour devenir un ennemi intime du pouvoir russe. Il a été jugé pour trahison par contumace en 2011, les médias russes se sont acharnés contre lui et Vladimir Poutine l’a personnellement qualifié de traître. « Le président russe est connu pour prendre ses affaires de défection très personnellement. Il est même censé avoir dit qu’il avait une meilleure opinion de ses ennemis que des traîtres », souligne Jenny Mathers.
Il avait donc clairement une cible dans le dos. Mais de là à tenter de l’éliminer sur le sol américain, première puissance mondiale et principal rival de la Russie ? « C’est en effet une escalade extraordinaire des tensions quand on cherche à éliminer un agent à l’étranger et encore plus sur le sol américain », note Jeff Hawn. Mais entre l’assassinat d’Alexandre Litvinenko en 2006 à Londres, l’affaire Skripal en 2018 ou encore le meurtre d’un opposant tchétchène à Berlin en 2019, « ce n’est pas la première fois qu’on soupçonne la Russie de se livrer à une escalade des tensions », précise Jeff Hawn.
« C’est un exemple supplémentaire qui démontre à quel point quand il s’agit de se venger, la Russie de Poutine n’a que faire de sa réputation et des risques », estime Keir Giles. « Moscou cherche à avertir les éventuels ‘traîtres’ qu’ils ne sont à l’abri nulle part, même pas aux États-Unis », suggère Danilo delle Fave.
L’opération mise en place pour atteindre Alexandre Poteev mêlait organisation méticuleuse et exécution hasardeuse. Les espions russes ont mis des années à tenter de localiser l’ex-maître espion, qui avait trouvé refuge en Floride. En 2016, une opération de désinformation a même été lancée dans les médias russes pour faire croire qu’il était mort. Le but était de pousser Alexandre Poteev à sortir de sa tanière pour rassurer les membres de sa famille restée en Russie.
Lorsque le SVR a enfin eu une idée plus précise de la cachette de leur ennemi privé numéro 1, les espions russes ont tout fichu en l’air. Ils sont allés chercher un scientifique mexicain sans aucune formation d’espion et l’ont fait chanter – il avait deux femmes dont une en Russie – pour qu’il aille confirmer la localisation exacte de leur cible. Une fois sur place, ce dernier a multiplié les maladresses, s’est fait arrêter par le FBI et a raconté toute l’histoire, relate le New York Times. « Les Russes espéraient peut-être qu’avec le Covid-19, et les problèmes politiques liées à la dernière année de Donald Trump au pouvoir, les services américains de contre-espionnage auraient d’autres chats à fouetter », note Danilo delle Fave. Ils se sont trompés.
Espions russes, armée russe, même problème ?
Cette affaire « en dit long sur l’état des services russes de renseignement », assure Jenny Mathers. D’abord, elle illustre le grand écart qui existe, d’après elle, entre « les ambitions énormes du Kremlin de pouvoir se projeter n’importe où pour mener ses actions et les moyens qui semblent beaucoup plus modestes ». Difficile d’expliquer autrement le choix d’un scientifique mexicain sans formation pour exécuter une étape importante d’un projet très sensible d’assassinat.
Ce recrutement douteux « démontre aussi qu’on est très loin de l’âge d’or du KGB qui réussissait à recruter des agents étrangers qui s’engageaient par conviction et idéologie », souligne Jenny Mathers. Ces jours-ci « c’est plutôt l’appât du gain ou le chantage qui sont utilisés », note cette experte.
Pour elle, il en va peut-être de même pour les services secrets russes que pour l’armée. « Avant l’invasion en Ukraine, tout le monde vantait la qualité de l’armée russe, et aujourd’hui on se rend compte qu’on l’avait probablement surestimée. C’est peut-être la même chose avec les services de renseignement », note-t-elle.
Certes, il ne faut pas oublier que pour des ratés comme celui-ci, il y a sûrement autant de succès dont on n’entend jamais parler. « C’est la nature même de ce genre d’opération de rester secrète lorsqu’elles réussissent », souligne Keir Giles. En attendant, Alexandre Poteev continue à se la couler douce en Floride. Il a même pris une licence de pêche sous son vrai nom. Il faut bien occuper ses week-ends quand on a des assassins russes à ses trousses…
france24