Nos voisins britanniques vont enfin s’attaquer à un problème majeur de la recherche scientifique en incitant les chercheurs à se focaliser sur la qualité plutôt que sur la quantité.
La recherche scientifique, c’est une activité fascinante qui représente le bras armé de l’humanité lorsqu’il s’agit de comprendre la nature et la fonction des éléments qui composent notre univers. Nous lui devons une grande partie des connaissances et des technologies dont nous disposons aujourd’hui. Pour en arriver -là, il a fallu construire un socle méthodologique solide qui repose sur une poignée de concepts fondamentaux.
Le plus important d’entre eux, c’est peut-être la relecture par les pairs. Pour assurer la validité des différentes études, en particulier celles qui cherchent à paraître dans des journaux prestigieux, chaque publication doit être consciencieusement décortiquée par un panel d’experts dont le rôle est de valider la méthodologie et l’interprétation des résultats.
Grâce à cette organisation, on pourrait être tentés de croire que chaque papier scientifique peut forcément être pris au pied de la lettre. Mais la science reste une affaire d’humains. Et puisque ces derniers sont intrinsèquement imparfaits, c’est aussi le cas de la recherche. Le processus de publication, en particulier, est loin d’être irréprochable. Il est même à l’origine d’un effet secondaire aux retombées considérables.
Je publie donc je suis
Ce problème, c’est la pression de la publication. Pour accéder aux revues scientifiques de premier plan, trouver des fonds et viser des récompenses comme le Nobel, il faut d’abord gagner en notoriété. Et forcément, cela implique de se montrer. Pour un jeune chercheur, cela passe obligatoirement par le fait de publier une quantité considérable de papiers de recherche qui seront idéalement cités par d’autres chercheurs reconnus.
C’est un phénomène à double tranchant. D’un côté, cela incite les spécialistes à être productifs. Mais il y a un revers de la médaille. Cela pousse aussi les chercheurs, et en particulier les juniors, à publier des quantités astronomiques de papiers pas toujours très concluants. Et ce n’est pas par plaisir. Bien souvent, faire gonfler son profil ResearchGate est même une condition sine qua non pour survivre dans la jungle impitoyable du monde académique.
Même si cette description est un brin caricaturale, pour résumer, un chercheur peut se retrouver face à un choix cornélien. Il peut se concentrer sur les travaux de fond les plus pertinents qui pourraient véritablement faire avancer la science, au risque de finir aux oubliettes académiques par manque d’exposition… ou privilégier la quantité à la qualité en publiant des coquilles vides tous azimuts pour faire avancer sa carrière.
Et cette dynamique a des conséquences à la fois délétères et très concrètes. Par exemple, en janvier dernier, c’est Joe Vermassen, le concepteur de FORM — un logiciel extrêmement important en physiques des particules — qui a tiré la sonnette d’alarme.
Il a attiré l’attention sur le fait qu’aucun jeune chercheur n’est en position d’assurer la maintenance de son bébé. La raison de ce désistement : tous les successeurs potentiels ont été happés contre leur gré dans cette vaste course à la publication ! Résultat : si rien n’évolue, l’avenir de cet outil si précieux pourrait être menacé. Avec tout ce que cela implique pour les progrès de la physique fondamentale.
Les critères du REF vont évoluer
Avec la multiplication des exemples de ce genre, ces écueils sont devenus de plus en plus tangibles. Des chercheurs ont donc commencé à réclamer du changement. Ils sont désormais nombreux à demander que les organismes qui attribuent des fonds aux institutions de recherche revoient leurs priorités. Pour eux, il est urgent de sortir de cette dynamique de publication à outrance. Et au de l’autre côté de la Manche, on constate que les choses commencent enfin à bouger.
Au Royaume-Uni, le gouvernement délivre environ 2 milliards de livres aux différentes institutions de recherche nationales chaque année. L’attribution de ces fonds est conditionnée par le Research Excellence Framework, ou REF. C’est une sorte de grand barème qui permet de classer les différentes structures en fonction de leurs performances académiques.
Pour le doyen d’une université, ce REF est une préoccupation de tout premier ordre. Si son institution répond aux critères d’excellence définis dans le texte officiel, elle bénéficiera d’une perfusion financière substantielle. Dans le cas contraire, elle recevra une maigre enveloppe qui ne suffira largement pas à couvrir des projets de recherche ambitieux.
Et c’est là que le bât blesse. Car à l’heure actuelle, le volume de publication est une composante très importante de ces fameux « critères d’excellence ». Plus une université publie de papiers dans des revues reconnues, plus elle aura de chances de recevoir une dotation conséquente.
Cela met une pression considérable sur les responsables de chaque institution. Et celle-ci se répercute immanquablement sur les chercheurs qui — vous l’aurez deviné — sont donc forcés de participer à cette course à la publication aussi nauséabonde que contre-productive.
« Contribuer à la connaissance »
C’est pour sortir de ce cercle vicieux que les instances gouvernementales ont choisi de changer d’approche. D’après le texte officiel, les publications en elles-mêmes pèseront désormais beaucoup moins lourd dans les critères du REF. L’objectif revendiqué est de laisser davantage de place à la « culture académique ».
En d’autres termes, il ne suffira plus de présenter une liste de publications anecdotiques longue comme un rouleau de papier toilette pour bénéficier d’une dotation confortable. Il faudra aussi être capable de prouver en quoi ces travaux « contribuent à la connaissance ».
C’est un changement de paradigme bien plus conséquent qu’il n’y paraît. Il pourrait grandement bénéficier à certaines disciplines extrêmement importantes qui sont régulièrement sacrifiées sur l’autel de la course à la publication.
On peut notamment citer le développement des innombrables outils logiciels qui constituent le bras armé de la science moderne. FORM, cité plus haut, en est un bon exemple. Malgré leur importance capitale, ils sont souvent délaissés par les jeunes chercheurs. Ces derniers ont plutôt intérêt à proposer des résultats expérimentaux pour faire avancer leurs carrières. En accordant toute l’importance qu’elles méritent à ces contributions discrètes mais essentielles, l’administration britannique commence donc à poser les bases d’un environnement de recherche plus sain et plus performant.
Une question de continuité
Et il ne s’agit pas seulement de science brute. En effet, le nouveau texte accordera aussi plus d’importance aux thématiques sociales, culturelles et environnementales. En particulier, les institutions qui feront des efforts pour proposer des contrats longs seront récompensées. Et là encore, il s’agit d’un point discret mais fondamental.
En effet, de nombreuses institutions se retrouvent aujourd’hui paralysées par des politiques de contrats courts aux effets catastrophiques. Le problème, c’est que les tauliers n’ont tout simplement plus l’opportunité de transmettre leur expertise. Et pour cause : ils travaillent au contact d’une jeune génération éphémère dont le contrat ne sera pas forcément renouvelé. Il est donc fondamental d’inverser la tendance.
Certes, les conséquences de cette dynamique sont encore relativement discrètes aujourd’hui. Mais le retour de bâton pourrait être brutal d’ici quelques années.
Ces ruptures pourraient mettre en péril certains programmes très importants qui tiennent debout uniquement grâce à la transmission directe de certaines compétences rares et excessivement pointues.
Un premier pas qui pourrait faire des émules
Ces propositions doivent entrer en vigueur lors de la prochaine campagne d’attribution des fonds, en 2028. Pour le moment, elles ont globalement été très bien accueillies par les chercheurs anglais. La grande majorité considère qu’il s’agit incontestablement d’un pas dans la bonne direction.
Elizabeth Gadd, une spécialiste du REF interviewée par Science, y voit une « réponse pragmatique et réfléchie aux préoccupations les plus urgentes des chercheurs ». James Wilsdon, un spécialiste de la politique académique, qualifie même cette proposition de « discrètement révolutionnaire ».
Tous affichent cependant une certaine prudence. Cette initiative pourrait effectivement faire évoluer la culture académique dans la bonne direction. Mais tout dépendra de la façon dont ces mesures seront implémentées en pratique. « Le diable sera dans les détails », insiste Elizabeth Gadd.
Nous vous donnons donc rendez-vous à partir de 2028 pour voir si ce changement de cap produira les effets escomptés. Il sera aussi intéressant de voir si d’autres gouvernements décident d’une approche similaire. Les enjeux sont considérables; après tout, le processus de publication est le cœur battant de la recherche scientifique et du progrès. Il faut donc espérer qu’elle continuera d’en être un moteur — et non pas un frein comme c’est parfois le cas aujourd’hui.
Science