La mort d’un Tunisien, poignardé à mort, lundi, lors d’une altercation avec des clandestins, a provoqué une explosion de violence contre les migrants subsahariens dans la ville portuaire de Sfax. Depuis des mois ses citoyens tentaient d’alerter les pouvoirs publics sur une situation devenue explosive.
Une véritable « chasse à l’homme noir ». Ces derniers soirs, dans plusieurs quartiers de Sfax, deuxième ville de Tunisie, des dizaines de migrants subsahariens ont été pris pour cible et parfois chassés de la ville par des groupes d’habitants réclamant l’expulsion immédiate des clandestins.
La mort d’un Tunisien, lundi, lors de heurts avec des migrants, dont trois d’entre eux sont soupçonnés du meurtre, a mis le feu aux poudres dans cette ville portuaire du centre-est du pays, forçant le gouvernement à déployer d’importants renforts de police. Dans le même temps, des vidéos d’expéditions punitives ont été abondamment relayées sur les réseaux sociaux suscitant une véritable tôlé.
Cette explosion de violences, qui a fait plusieurs dizaines de blessés, intervient dans un contexte de fortes tensions sociales dans cette ville, prise en étau entre une crise migratoire majeure, d’importantes difficultés économiques et des autorités défaillantes.
« Deux misères qui se rencontrent »
Mercredi, après une nouvelle nuit de violence, un calme précaire était revenu à Sfax. Craignant pour leur sécurité, plusieurs centaines d’Africains subsahariens se sont rassemblés à la gare pour fuir la ville. « Ils sont partis ce matin par transports collectifs ou par le train pour fuir les violences », explique l’envoyée spéciale de France 24 Lilia Blaise. « D’autres nous ont confié rester cloîtrer chez eux par peur d’être agressés ».
Si la situation a franchi un nouveau cap depuis lundi, la fracture entre les locaux et les migrants subsahariens n’est pas un phénomène nouveau. L’afflux de clandestins est le sujet de tensions récurrentes dans certains quartiers de Sfax, qui tournent parfois au drame.
Fin mai, un béninois de 30 ans a été mortellement poignardé par un groupe de jeunes tunisiens, lors d’une attaque contre 19 migrants dans une habitation à El Haffara, un quartier populaire de la ville. Un mois plus tard, quelques jours seulement avant le nouveau drame, des centaines de personnes ont manifesté devant la préfecture de la ville assimilant la présence des migrants à « une menace contre la sûreté des habitants ».
« À Sfax on a deux misères qui se rencontrent, la misère d’une population locale aux abois et cette population de migrants désespérés en attente d’un départ » déplore Franck Yotedje, directeur de l’association Afrique Intelligence, d’aide aux migrants dans la ville.
« Les affrontements ont lieu pour la plupart dans des quartiers populaires, où la population vit dans des conditions assez précaires. Beaucoup de migrants en situation irrégulière choisissent ces quartiers parce qu’ils peuvent avoir des logements sans contrat » poursuit-t-il.
« Dans ce contexte socio-économique difficile, les migrants, de plus en plus nombreux, sont des boucs émissaires faciles », déplore-t-il.
Plaque tournante des départs pour l’Italie
Au cours de la dernière année, le nombre de départs vers l’Europe a explosé depuis cette ville côtière, qui abrite le troisième port le plus important du pays.
Selon les autorités tunisiennes, 14 000 migrants ont été interceptés au cours des trois premiers mois de 2023, un chiffre cinq fois supérieur à celui de 2022, sur la même période.
« Bon nombre de ces migrants sont originaires d’Afrique subsaharienne, donc des pays d’Afrique de l’Ouest qui n’ont pas besoin de visa pour la Tunisie », explique Franck Yotedje. « Ils arrivent par vol en tant que touristes, donc de manière légale. D’autres entrent de manière irrégulière, notamment par la route de l’Algérie vers la Tunisie ou même en provenance de la Libye ».
Lorsqu’ils sont arrêtés en mer, les candidats à l’exil sont ramenés à Sfax. Ils sont alors le plus souvent relâchés dans la ville, faute de solution, alimentant le cercle vicieux de la crise migratoire.
Cette attractivité pour la ville s’explique par la proximité de l’île italienne de Lampedusa, située seulement à 200 km de Sfax, mais également et surtout par la montée en puissance, au cours des dernières années, de filières criminelles de passeurs.
La révolution tunisienne, qui a abouti en janvier 2011 au départ du président de la République de Tunisie, Zine el-Abidine Ben Ali, a provoqué une vague d’immigration tunisienne massive vers l’Europe, dont Sfax était l’un des principaux points de départ. Depuis, celle-ci a perduré, alimentée par la crise économique qui sévit dans le pays, générant des revenus et suscitant des vocations.
Des filières subsahariennes sont arrivées, ont « appris au contact des passeurs tunisiens et ont créé leur propres réseaux », expliquait en avril à France 24 le porte-parole de la Garde nationale, Houssem Eddine Jebali.
« Ces filières se sont développées, utilisant les ressources de cette ville d’industrie et de pêche, qui concentre un grand nombre de techniciens et artisans spécialisés dans la maintenance de bateaux. Elles se sont organisées, notamment pour ramener la matière première, comme le fer pour les bateaux, et se procurer les moteurs ».
Face à cette crise qui s’aggrave, nombre d’observateurs pointent l’inaction de l’État et plus particulièrement la responsabilité du président Kaïs Saïed.
Depuis son arrivée au pouvoir en octobre 2019, ce dernier a mis en place un régime hyperprésidentiel à travers une série de réformes, dont l’introduction d’une nouvelle constitution ou bien encore la dissolution des conseils municipaux. En janvier 2023 il a limogé le gouverneur de Sfax, Fakher Fakhfakh, qui n’a toujours pas été remplacé.
Frappée par la crise économique qui s’accroît dans le pays, la ville de Sfax fait également face, depuis des années, à de gros problèmes de gestion des déchets qui perdurent malgré les promesses de l’État, et contribuent à cette défiance de plus en plus palpable.
Enfin, en février, Kaïs Saïed a prononcé un discours choc contre l’immigration clandestine, la présentant comme une menace démographique pour son pays. Cet acte lui avait valu des accusations de racisme et donné lieu à une flambée de tensions entre habitants et migrants dans plusieurs localités. Malgré son appel à agir « à tous les niveaux, diplomatique, sécuritaire, et militaire », la situation à Sfax a continué de se dégrader.
Mercredi, la branche locale de la puissante centrale syndicale UGTT, a accusé le président d’avoir aggravé le phénomène d’immigration clandestine « en jouant le rôle de gendarme de la Méditerranée, interceptant les bateaux des migrants africains subsahariens clandestins et les acheminant à Sfax ».
Franck Yotedje déplore, pour sa part, le manque d’attention porté aux alertes des acteurs de terrain. « Nous avons à plusieurs reprises appelé les autorités tunisiennes à faire leur travail, protéger la population, les migrants comme les Tunisiens, car la responsabilité de la sécurité incombe à l’État ».
Outre les dangers auxquels s’exposent les migrants à Sfax, le directeur d’Afrique Intelligence redoute que ces tensions se traduisent par une recrudescence de drames en mer.
Une inquiétude d’autant plus grande que les tentatives de traversées se font désormais de plus en plus souvent a bord de canots en métal, moins chers mais beaucoup plus dangereux que les canots pneumatiques, utilisés jusqu’alors.
« De manière désespérée, ces personnes prennent le bateau vers l’Italie dans des conditions de plus en plus dangereuses. Ces derniers mois, nous avons connu beaucoup de naufrages dans la région. Il ne fait aucun doute que l’impréparation due aux départs précipités joue un rôle », conclut-il.
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