Le choc. L’horreur. La peur. Ce sont les trois termes qui reviennent sans cesse lorsqu’Elisa Calzolari évoque les réactions des migrants face aux récents succès électoraux de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne), parti populiste de droite.
Il y a d’abord eu la victoire aux élections du conseil régional de Sonneberg en Thuringe, le 25 juin dernier. Puis, une semaine plus tard, l’élection du premier maire AfD, à Raguhn-Jeßnitz, en Saxe-Anhalt. Directrice de MigraNetz Thüringen, Elisa Calzolari n’a pas vraiment de réponse aux nombreuses questions urgentes de sa communauté.
« Comment cela a-t-il pu arriver ? Pourquoi ces gens ne veulent-ils pas de nous ? Pourquoi cette colère est-elle dirigée en premier lieu contre nous, en tant que personnes issues de l’immigration, nous qui apportons une grande variété de ressources et de capacités ? Pourquoi n’y a-t-il eu aucune indignation de la part de la société ? Pourquoi personne en Thuringe n’est descendu dans la rue ? », se demandent les nombreuses personnes d’origine étrangère dans ce Land de l’est du pays.
Aucune représentation dans la politique, les affaires ou l’administration
Au niveau régional, il existe un réseau composé de 54 organisations qui défendent depuis huit ans les intérêts économiques, sociaux et culturels des migrants en Thuringe. L’Afrikanisch-Deutsche Verein für Kultur und Bildung (association africaine-allemande pour la culture et l’éducation, ndlr) en fait partie, tout comme les conseils consultatifs pour les étrangers d’Erfurt, d’Eisenach et de Weimar. Ou encore la communauté yézidie de Thuringe. 54 membres, ce n’est pas rien. Mais pour Calzolari, c’est malgré tout souvent un peu un combat perdu d’avance :
« Les personnes issues de l’immigration ou celles qui ont une autre couleur de peau ne sont pas visibles dans la société de Thuringe ou de l’Allemagne de l’Est en général. Nous n’avons par exemple qu’une seule députée en Thuringe avec une biographie d’immigrée, qui vient en plus à l’origine de l’Ouest » assure-t-elle à la DW. Si les gens ne sont pas visibles, ils ne peuvent évidemment pas non plus agir au sein de la société. « Dans les grandes entreprises et les structures administratives, il n’y a pratiquement pas de personnes issues de l’immigration ».
Déménager à Erfurt, Iéna, voire même à l’ouest du pays
Tout ceci devrait guère changer à l’avenir si les personnes ayant des origines étrangères préfèrent quitter la Thuringe parce qu’elles ne se sentent tout simplement pas les bienvenues dans l’est de l’Allemagne. Un cercle vicieux. Pour Elisa Calzolari, quand des citoyens préfèrent se rendre dans des grandes villes comme Erfurt ou Iéna, ce sont des régions entières qui s’éteignent, tout simplement. Certains se rendent carrément à l’ouest, dans des Länder où ils ne sont pas vu comme « exotiques » et où ils subissent moins de discriminations.
« C’est le racisme au quotidien, les micro-agressions qui ne sont tout simplement plus supportables pour de nombreuses personnes concernées », explique Calzolari. « Toutes ces choses qui ne sont pas directement tangibles, mais qui sont extrêmement douloureuses pour les personnes concernées – comme de petites flèches, et ce tous les jours. Par exemple, les regards, les remarques désobligeantes ».
Des piques racistes au quotidien
Kira Ayyadi ne connaît que trop bien ces récits de racisme quotidien, les insultes antimusulmanes et racistes, les petites piques en continu ou encore les saluts hitlériens lorsque personne ne regarde. Cela peut arriver partout : dans la rue, au supermarché, de la part du chauffeur de bus…
Ayyadi travaille pour la fondation Amadeu-Antonio, qui lutte depuis 25 ans contre le racisme, l’extrémisme de droite et l’antisémitisme en Allemagne. Si la montée de l’AfD à l’Est l’a également effrayé, elle ne l’a pas vraiment surprise :
« Depuis des années, nous recevons des appels à l’aide de la part de la société civile est-allemande. Nous devons simplement accepter qu’une partie de la population allemande partage des positions racistes et parfois aussi d’extrême droite », explique-t-elle. « On ne veut peut-être pas l’admettre ainsi, parce que cela donne une mauvaise image de la population allemande. Mais je crois que c’est tout simplement la vérité ».
Un débat alimenté par une étude
Un point de vue étayé par les résultats d’une étude sur l’Allemagne de l’Est, qui a fait presque autant de vagues dans le pays que les récents succès de l’AfD au niveau local. D’après une enquête menée par l’institut Else Frenkel Brunswik de l’université de Leipzig, près de 70% des personnes interrogées sont d’accord avec l’affirmation « Les étrangers ne viennent ici que pour profiter de nos avantages sociaux ». Une personne sur deux est favorable à un parti fort qui « incarne la communauté nationale dans son ensemble », et 60% des Allemands de l’Est interrogés considèrent qu’il y a « trop d’étrangers » en Allemagne. Un constat d’échec pour la démocratie qui a des conséquences importantes.
« Les acteurs de la société civile et les initiatives en Allemagne de l’Est qui s’engagent pour une démocratie ouverte et mènent un travail contre le racisme ont tout simplement peur et s’inquiètent des attaques à leur encontre », estime Kira Ayyadi.
L’Europe a les yeux rivés sur Chemnitz
Etant donné que Chemnitz sera capitale européenne de la culture en 2025, l’Europe devrait peut-être regarder de très près ce qui se passe en Allemagne de l’Est. La dernière chose dont on a besoin, ce sont des incidents comme celui qui s’est produit il y a trois mois dans la grande ville de Saxe, lorsqu’un groupe de touristes anglophones a apparemment été attaqué par des voyous de droite.
Kira Ayyadi a récemment été invitée à une réunion d’information dans cette ville, et de nombreuses personnes ont fondu en larmes face au racisme quotidien, raconte-t-elle. Ayyadi en appelle donc à la politique pour protéger davantage les minorités à l’Est.
« En tant que société, nous devons nous demander à quel point les personnes de couleur sont en sécurité en Allemagne de l’Est. Dans quelle mesure le gouvernement fédéral ou les communes peuvent-ils encore, en toute bonne conscience, placer des personnes en fuite dans des communes d’Allemagne de l’Est et les y héberger ? Et dans quelle mesure y sont-ils en sécurité, quand nous voyons l’ampleur de la violence de droite en Allemagne de l’Est ? »
Une haine des musulmans là où il n’y en a presque pas
Les explications de la montée en flèche de l’AfD en Allemagne de l’Est fusent en ce moment. Pour l’opposition, c’est surtout la politique de la coalition gouvernementale composée des sociaux-démocrates, des Verts et des libéraux du FDP qui en est responsable, avec les éternels allers-retours sur la loi sur le chauffage.
A l’inverse, pour le gouvernement, l’Union des conservateurs, composée de la CDU et de la CSU, ne doit plus adopter les positions de droite de l’AfD et de les rendre acceptables. Quant aux politologues, ils font référence à l’histoire de la RDA, dans laquelle le fascisme n’a jamais vraiment été traité, à la frustration qui a suivi la chute du Mur de Berlin et à la prétendue dévalorisation de l’Allemagne de l’Est jusqu’à aujourd’hui.
Mais pour Aiman Mazyek, ce sont aussi les médias qui ont fait monter l’AfD en flèche avec leurs reportages. Pour le président du Conseil central des musulmans en Allemagne, les reportages négatifs permanents sur l’islam, qui portent justement leurs fruits dans une région d’Allemagne où il n’y a presque pas de musulmans.
« Malgré cela, il y a une haine de l’islam et une haine des musulmans particulièrement prononcées là-bas », dit-il. « Cela montre clairement que le racisme envers ces groupes n’a rien à voir avec la réalité effective. Il s’agit plutôt d’images qui sont attisées par les réseaux sociaux ».
Les médias, l’Eglise et les communautés religieuses face à leurs responsabilités
Ce qui donne néanmoins de l’espoir à Mazyek, c’est le fort engagement de la société civile en Allemagne de l’Est. Exemple typique : les grandes manifestations lors des congrès de l’AfD, lorsque de nombreuses personnes ont montré un carton rouge au racisme. C’est le signe que la société civile fonctionne encore. Mais le président du Conseil central des musulmans est aussi tout à fait autocritique en ce qui concerne le succès de l’AfD en Allemagne de l’Est.
« En tant qu’églises et religion, nous avons également en partie échoué, car nous n’avons guère pu absorber ce manque de repères, ces frustrations psychologiques et cette peur de la complexité du monde et des relations globales », explique Mazyek. « Et c’est ainsi que de nombreuses personnes se sont tournées vers les charlatans de droite et sont même prêtes à sacrifier pour cela la liberté, l’État de droit et la démocratie dont elles profitent elles-mêmes ».
dw