L’annonce de la livraison américaine d’obus à sous-munitions à l’Ukraine suscite depuis vendredi de nombreuses réactions parmi les soutiens de Kiev, dont plusieurs ont interdit ce type d’armes jugées trop dangereuses pour les civils. France 24 éclaire le débat sur leur utilisation et les implications de la décision de Washington.
C’était une « décision très difficile » mais nécessaire, selon le président américain. En annonçant l’envoi d’armes à sous-munitions pour aider l’armée dans sa contre-offensive face aux forces d’occupation russes, les États-Unis ont franchi, vendredi 7 juillet, un nouveau cap dans leur soutien à l’Ukraine.
À quelques jours d’un sommet majeur de l’Otan à Vilnius, les 11 et 12 juillet, cette annonce a suscité une flopée de réactions embarrassées parmi les alliés de Kiev, dont plusieurs ont interdit ce type d’armes, jugées trop dangereuses pour les civils.
Mais pour Joe Biden, ces livraisons pourraient se révéler fort utiles pour débloquer la situation sur le terrain, alors que les Ukrainiens tentent avec difficultés de franchir les tranchées russes dans l’est.
Interdites dans 120 pays
Lancées au sol ou larguées depuis des avions, ces bombes s’ouvrent en plein vol, dispersant jusqu’à plusieurs centaines de petites charges explosives sur un périmètre. Or celles-ci n’explosent pas toujours lors de l’impact initial, minant le terrain parfois des années, voire des décennies.
Pour cette raison, quelque 120 États, dont de nombreux sur le continent européen, en ont interdit la production, le stockage et la commercialisation par le biais de la Convention d’Oslo, introduite en 2008. Ni les États-Unis, ni l’Ukraine, ni la Russie n’en sont parties prenantes.
Ces dernières années, ces armes ont continué à être utilisées dans de nombreux conflits – en Syrie, au Yémen, au Soudan ou en Ukraine. L’observatoire des armes à sous-munitions, organisme qui évalue la mise en œuvre de la Convention d’Oslo, estime que 97 % des victimes des bombes à sous-munitions sont des civils.
Réagissant à l’annonce de Washington, le Premier ministre cambodgien Hun Sen a alerté dimanche sur les effets ravageurs de ce type d’armes. Larguées par millions par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam dans les années 1960 et 1970, elles ont fait des dizaines de milliers de victimes.
Le ministre ukrainien de la Défense, Oleksii Reznikov, s’est quant à lui félicité de la décision des États-Unis. « Notre position est simple : nous devons libérer nos territoires temporairement occupés et sauver la vie de notre peuple », a-t-il affirmé sur Twitter, s’engageant à ne pas les utiliser « sur le territoire officiellement reconnu de la Russie. »
Any and all weapons and types of ammo that we receive from our partners are used for only one purpose: to destroy russian occupiers and expel them from Ukraine.
Thank you to @SecDef Lloyd J. Austin III, U.S. Government and all Americans for another package of security… pic.twitter.com/Ja7ewNZ86k— Oleksii Reznikov (@oleksiireznikov) July 7, 2023
Embarras européen
Parmi les alliés de Kiev, le sujet suscite un malaise palpable. Le président de la République allemande, Frank-Walter Steinmeier, a réaffirmé la position de son pays « contre les armes à sous-munitions » tout en affirmant qu’il ne pouvait pas « bloquer les États-Unis ». « Si l’Ukraine n’a plus les moyens de se défendre, ou si ceux qui l’aident à assurer sa défense ne le font plus, alors ce sera la fin de l’Ukraine », a-t-il justifié.
L’embarras suscité par l‘annonce américaine a remis sur le devant de la scène les difficultés de l’industrie européenne de l’armement à fournir du matériel militaire à Kiev.
« Pendant 30 ans, les dividendes de la paix étaient le mantra de tous les pays européens. Avec l’écroulement du front en 90 [chute de l’URSS, NDLR], on a cru qu’il n’y aurait plus de guerre et d’autres sujets sont devenus la priorité, comme le pouvoir d’achat », expliquait en février dernier le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès de l’ONU. « Depuis deux ans, les dangers montent, la guerre de haute intensité est revenue et on s’aperçoit qu’on était en flux tendu, c’est-à-dire qu’on n’avait pas de stock ».
Pour pallier ces difficultés, certains pays ont décidé d’accentuer considérablement leurs dépenses militaires. C’est le cas de l’Allemagne, qui a mis en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour moderniser la Bundeswehr, ou la France qui a annoncé la relocalisation de chaînes de production de munitions. En parallèle, l’Otan a entrepris la conduite d’achats groupés auprès de ses partenaires tels que la Corée du Sud et le Japon pour acquérir rapidement du matériel au nom de ses membres. Pourtant, les difficultés persistent. Début mai, le commissaire européen Thierry Breton a dévoilé un plan de 500 millions d’euros pour stimuler la production de munitions, reconnaissant n’avoir d’autre choix à court terme que de « continuer à donner de nos stocks ».
Solution de dernier recours ?
Côté américain, l’administration Biden présente le recours aux armes de sous-munitions comme une alternative devenue inévitable. « Nous avons retardé cette décision aussi longtemps que nous le pouvions. Mais il existe aussi un risque énorme pour les civils si les soldats et les chars russes débordent les positions ukrainiennes et s’emparent de davantage de territoire ukrainien », a estimé vendredi Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden.
Sur CNN, le président américain a pour sa part affirmé qu’il s’agissait d’une solution temporaire. « Il s’agit d’une guerre liée aux munitions, ils sont à court de ces munitions, et nous en manquons. C’est pourquoi j’ai finalement suivi la recommandation du ministère de la Défense et décidé de ne pas les utiliser de façon permanente, mais d’autoriser leur utilisation pendant cette période de transition ».
Pour l’expert militaire suisse Alexandre Vautravers, les arguments de Joe Biden doivent être relativisés bien qu’ils reflètent des difficultés réelles. « Les Américains sont loin d’être à court de stock mais ils doivent faire des choix stratégiques ».
« Les munitions qu’ils tentent de remplacer sont un type bien précis d’armement : il s’agit de projectiles guidés, récents, délicats à produire et dont les capacités sont limitées. Les Américains cherchent à fournir rapidement une solution similaire, qui ne nécessite pas de transformer le matériel actuellement en service. C’est le cas des obus à sous-munitions qui ont une efficacité quatre fois supérieure aux obus acier traditionnels » , explique-t-il. « Joe Biden prend ses décisions sur la base de projections. L’annonce de l’envoi de ces armes ne doit pas être perçue comme une manœuvre désespérée mais au contraire comme une manière de garder un temps d’avance ».
La Russie, elle-même accusée d’avoir bombardé à plusieurs reprises des quartiers résidentiels ukrainiens avec ce type d’armes, a fustigé l’annonce américaine, qualifiée « d’aveu de faiblesse » face à « l’échec » de la contre-offensive ukrainienne. Lundi, la Chine a mis en garde contre les « problèmes humanitaires » que peut engendrer le « transfert irresponsable » de ce type de bombes.
Alexandre Vautravers s’inquiète pour sa part du message envoyé par les Américains.
« L’utilisation d’armes à sous-munitions répond certes à un certain nombre de besoins conjoncturels mais elle envoie un signal très préoccupant car elle symbolise un nouveau recul de la politique de désarmement mondial. Il a fallu des dizaines d’années pour mettre en place les accords comme celui sur les armes à sous-munitions ou le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Aujourd’hui, ceux-ci sont de plus en plus remis en cause dans le contexte de la guerre en Ukraine. C’est une tendance très inquiétante ».
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