MERCATO – PREMIER LEAGUE : QUAND L’IMPOSSIBLE NE L’EST PLUS, ET QUE LA FOLIE PEUT AVOIR UN SENS
Cent trente-trois millions d’euros : voici la nouvelle folie de Chelsea. Celle-ci porte un nom, Moises Caicedo, arraché à Brighton contre une somme folle, témoin que pour les Blues, l’impossible n’existe plus. Alors que le propriétaire, Todd Boehly, aura bientôt dépensé plus d’un milliard d’euros en trois mercatos, Philippe Auclair se demande si tout ceci a finalement un sens.
L’ambiance dans la tribune présidentielle de Stamford Bridge ne devait pas être des plus détendues lorsque John W. Henry y prit place ce dimanche, à portée de voix des dirigeants de Chelsea qui venaient de faire capoter le transfert de Moises Caicedo à Anfield quelques heures plus tôt.
Il avait fallu que Todd Boehly et ses alliés du fond d’investissement Clearlake battent une nouvelle fois le record des transferts de la Premier League pour parvenir à leurs fins. 133 millions d’euros pour l’Equatorien, c’était onze de plus que ce que les Blues avaient payé à Benfica pour Enzo Fernandez seulement huit mois plus tôt.
Ce nouveau « coup » portait le débours total de Chelsea sur le marché des transferts à – respirons un grand coup – 934 millions d’euros bruts depuis le départ forcé de Roman Abramovitch au printemps 2022. En net ? 612 millions, et ce n’est pas fini, puisque Romeo Lavia, lui aussi soufflé sous le nez de Liverpool, coûtera 75 millions, et Michael Olise quarante, si tant est que Chelsea en reste là.
BIENTÔT LE CAP DU MILLIARD POUR CHELSEA
Nous franchirons donc le cap du milliard de dépenses en l’espace de trois mercatos, ce qu’aucun club n’a jamais consenti, une somme que seuls un Al-Nassr ou un Al-Hilal pourraient dépasser à l’avenir si tant est que le régime saoudien ne fléchisse pas dans son désir de chambouler l’ordre établi du football. Un milliard, c’est à peu près ce que les trente-huit clubs de la Liga et de la Bundesliga avaient investi en joueurs en 2022-23. Ensemble.
C’est insensé; et ce devrait être impossible au vu des résultats financiers catastrophiques de Chelsea entre 2020 et 2022, deux exercices qui se soldèrent par une perte sèche de 320 millions d’euros, le tiers de ce que les Blues ont dépensé depuis.
C’est comme si Boehly disait, « quand j’entends les mots ‘fair-play financier’, je sors mon carnet de chèques« , en ajoutant un bras d’honneur en direction de la Merseyside. Il est exact que Chelsea, à la différence de Newcastle, qui retrouve la Ligue des Champions cette saison, n’a pas à se soucier des réglementations de l’UEFA en la matière, pas pour le moment en tout cas.
PAS DE COUPE D’EUROPE, PAS DE FAIR-PLAY FINANCIER
A la différence de De Zerbi, Emery et Postecoglou, Mauricio Pochettino n’aura même pas de nuits blanches à passer à visionner les vidéos de ses futurs adversaires dans les compétitions-bis de l’instance européenne. Il pourra se concentrer sur le pain quotidien de la Premier League, sans se soucier des limites imposées par l’UEFA en termes de gestion financière.
Cela dit, la Premier League elle aussi a ses normes à respecter, comme Manchester City, qui doit répondre à 115 chefs d’accusation sur les infractions à ces normes qui lui sont reprochées, le sait. Chelsea a donc trouvé un moyen de slalomer entre les impératifs de gestion en vigueur dans le championnat d’Angleterre. Le « truc » en question est un artifice comptable qui n’est pas nouveau, mais qu’aucun club n’avait exploité avec autant d’alacrité, et aussi systématiquement qu’eux auparavant : l’amortissement.
Todd Boehly a dépensé des millions à gogo pour attirer de jeunes talents à Chelsea, comme Mudryk ou Fernandez
Quatorze des joueurs recrutés par Chelsea depuis août 2022 ont signé des contrats de six ans et plus. Sept d’entre eux (Benoît Badiashile, Noni Madueke, Andrey Santos, Lesley Ugochukwu, Malo Gusto, Wesley Fofana et Robert Sanchez) se sont engagés pour sept ans; Mykhailo Mudryk, Nicolas Jackson, Enzo Fernandez et Moises Caicedo pour huit.
Or les finances du football sont ainsi faites que le prix d’achat d’un footballeur professionnel est amorti sur la durée de son contrat, tandis que le produit de la vente d’un autre peut être pris en compte dans son intégralité aussitôt que le transfert est conclu.
UN TOUR DE PASSE-PASSE COMPTABLE
Les 133 millions que Caicedo a coûté aux Blues seront donc amortis sur les huit années de son contrat; 133 millions divisés par huit égalent 16,6 millions; et telle est la somme qui sera imputée au passif du club lors de chaque exercice. Le seul transfert de Ruben Loftus-Cheek à Milan, pour 16 millions, suffit donc à contre-balancer – ne serait-ce que pour un an – l’impact financier du recrutement de Caicedo.
Si l’UEFA a réagi à cette lecture imaginative – euphémisme – de ses réglementations en les modifiant et impose désormais aux clubs d’amortir le montant du transfert de leurs recrues sur cinq années au maximum, la Premier League, elle, tarde à faire de même. Aux yeux des comptables et des régulateurs anglais, Chelsea n’aura pas dépensé 323 millions d’euros rien que cet été (438 millions si les transferts de Lavia et Olise se concrétisent), mais environ un septième de cette somme, soit 46 ou 62 millions. Et comme le seul Mason Mount avait été vendu 60 millions à Manchester United…
Caicedo puis Lavia : mais pourquoi snobent-ils tous Liverpool pour Chelsea ?
C’est à se demander pourquoi les rivaux de Chelsea n’imitent pas son exemple. La raison en est qu’il s’agit malgré tout d’un coup de poker, et que le moment viendra où Todd Boehly devra abattre ses cartes. Le pari de Chelsea est que cet apport massif d’argent, qui a pour but de rebâtir son effectif à l’image de Mauricio Pochettino, permettra au club de retrouver la plus lucrative des compétitions, la Ligue des Champions, dont les revenus équilibreront ce qui doit encore l’être.
S’appuyant sur un squad très jeune (comme Arsenal, au passage, Arsenal qui n’a pas non plus lésiné sur le marché des transferts), dont tous les meilleurs éléments se sont engagés sur la durée, les Blues pourront alors tempérer leurs ardeurs et récolter les fruits de leur investissement sans avoir à craindre les foudres des instances. L’idée est séduisante et peut-être plus, mais à une condition : que le club champion d’Europe de 2021 retrouve son rang, et le plus vite possible.
CAICEDO COMME BELLINGHAM ET RICE
Si tel est le cas, Boehly aura raflé la mise, et les 133 millions qu’aura coûté Moises Caicedo apparaîtront des plus raisonnables. Ce montant, de toute façon, est devenu la norme pour ces milieux de terrain de la super-élite qu’on ne peut plus qualifier de « défensifs », même si leur première responsabilité est de protéger leur arrière-garde. Jude Bellingham, 103 millions (une misère dans ce contexte !), Declan Rice, 116 millions, Caicedo, 133 millions : un trio de footballeurs aux profils certes différents, mais qui, tous, sont des joueurs polyvalents d’un nouveau type.
Ce n’est pas seulement qu’ils savent tout faire. C’est que tout ce qu’ils font, ils le font mieux que tous les autres, ou ont le potentiel pour y parvenir. Intercepter. Porter le ballon balle au pied. Initier les transitions. Accélérer, dynamiser le jeu. Dribbler. Passer. Marquer. Contrairement à ce qu’on avait pu croire, le football de demain (et donc le football d’aujourd’hui dans l’esprit des coaches les plus « progressifs ») entend se détourner de la spécialisation.
Son joueur idéal est un all rounder, un équivalent footballistique de ce que l’incroyable Shohei Ohtani est au baseball du 21ème siècle, à cette différence qu’Ohtani est un talent comme il en surgit un une fois par siècle, et que tout club de football qui aspire au plus haut niveau a besoin du sien.
Voilà pourquoi Arsenal avait tenté d’acquérir Caicedo en janvier dernier, et pourquoi Liverpool avait fait de tels efforts pour attirer l’Equatorien. Voilà pourquoi Manchester City avait enchéri pour Declan Rice. Voilà pourquoi Roméo Lavia, 19 ans, 26 titularisations en Premier League (et pour un club relégué) peut valoir ce qu’il vaut.
Voilà pourquoi le Real Madrid avait fait de Bellingham sa cible numero uno cet été, afin de l’associer à un autre phénomène du même type, Eduardo Camavinga. Et voilà pourquoi le coup de poker de Chelsea n’est pas un coup de folie.
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