Une monnaie commune des Brics peut-elle faire trembler le dollar ?

Au programme du sommet des Brics, qui s’est ouvert à Johannesburg, un projet de monnaie commune permettrait aux pays membres, Chine, Russie, Inde, Brésil et Afrique du Sud, de faire du commerce entre eux sans passer par le roi dollar. Et d’échapper, le cas échéant, aux sanctions monétaires de Washington. Ambition réaliste, ou coup de communication ? Analyse.

Quel est le point commun entre la Chine, le Brésil, l’Inde, la Russie et l’Afrique du Sud ? À première vue, pas grand-chose, sauf une volonté : lutter contre l’hégémonie des États-Unis. Et peut-être un jour, une monnaie. C’est à l’ordre du jour du sommet des Brics (le nom de l’alliance formée par ces cinq États) qui s’est ouvert le 22 août à Johannesburg. Une devise commune leur permettrait d’échapper aux potentielles sanctions américaines, mais aussi d’afficher une unité au sein de ce groupe aux profils disparates. Mais le projet est-il réaliste ? France 24 fait le point avec des experts.

L’enjeu pour ces cinq puissances : constituer un club monétaire face au géant américain, incontournable dans le système monétaire mondial depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et les accords de Bretton Woods. En juin dernier, lors du Sommet pour un nouveau pacte financier à Paris, le président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva a publiquement critiqué cette hégémonie américaine sur les accords commerciaux, et proposé la création d’une monnaie pour le groupe des Brics, sur le modèle de l’euro.

« Quand on veut échanger des roubles contre des réals brésiliens, il faut passer par le dollar, par les banques américaines. Se détacher du dollar est un enjeu crucial pour les pays périphériques du système monétaire international » explique Alexandre Kateb, économiste et président du cabinet de prospective The Multipolarity Report

L’idée d’une monnaie commune apparaît d’autant plus ambitieuse dans le cadre de ce groupe au poids économique considérable. Les Brics représentent le quart du PIB mondial et 42 % de la population du globe. Les échanges commerciaux entre la Chine et la Russie ont explosé ; Pékin est également le premier client des exportations brésiliennes.

Mais qui dit monnaie commune ne dit pas monnaie unique : le projet n’a pas l’ambition de l’euro. « Une monnaie commune vient se superposer aux monnaies nationales et permet de faciliter les opérations de compensation des déséquilibres commerciaux entre les pays qui l’utilisent », souligne Julien Vercueil, économiste et maître de conférences à l’Inalco, où il est responsable d’un séminaire sur les Brics.

« Cette monnaie ne sera pas utilisable par les particuliers, mais elle portera sur les transactions, pour permettre à ces pays de mener leurs échanges commerciaux, qui reposaient jusque là sur des systèmes bilatéraux », tempère également Alexandre Kateb.

Des contours flous
Si le principe semble bien défini, les contours du projet, eux, restent flous. « Plusieurs options sont possibles, énumère Julien Vercueil, de la simple unité de compte (sans aucune autre prétention que servir de base à une comptabilité commune des échanges mutuels), au pivot d’un système commun de sécurisation des règlements alternatif au système Swift des occidentaux, ou même aux linéaments d’une véritable monnaie commune, qui supposerait que les membres s’accordent sur les pondérations à accorder à chacune de leur monnaie au sein d’un panier commun. »

De son côté, Agathe Demarais, spécialiste de géopolitique et autrice du livre « Backfire » consacré aux effets des sanctions économiques, ne cache pas son scepticisme face à ce qu’elle qualifie de symbole. « Pour l’instant, nous en sommes aux grandes déclarations politiques. À mon sens, une monnaie des Brics n’a aucun sens. Si vous voulez une économie monétaire unifiée, vous devez avoir des situations fiscales et économiques à peu près identiques, or les Brics sont totalement différents. Ca me paraît franchement irréaliste. »

Politiques, économiques : les différences entre les Brics sont immenses. Difficile d’imaginer une architecture harmonieuse entre la Chine et la Russie, gouvernements autoritaires, et le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud, de cultures démocratiques, et qui poursuivent des relations commerciales plus apaisées avec l’Occident.

La Chine aux manettes
D’autant que parmi les Brics, la Chine, du fait de son statut de poids lourd mondial, aurait probablement les manettes de la monnaie commune, alors même que son système monétaire reste profondément verrouillé. « La Chine dispose d’excédents bilatéraux avec chacun de ses partenaires des Brics, sauf en ce moment avec la Russie, précise Julien Vercueil. Elle est donc non seulement dans une position asymétrique du point de vue de ses dimensions et de sa capacité technologique, mais également dans une dynamique déséquilibrante pour les autres.

C’est donc sur elle que devrait peser la majeure partie des coûts d’ajustement et de coordination de la monnaie commune. Que se passerait-il en cas de crise de la dette d’un des pays membres ? Qui viendrait jouer le rôle du prêteur en dernier ressort, et à quelle condition dans ce type de scénario ? Nous n’avons pas de réponse à cette question. »

Nombreuses sont les questions sans réponse, dès qu’on parle application concrète. Pour qu’une monnaie commune fonctionne, il faut un consentement enthousiaste des principaux acteurs commerciaux : les entreprises. Seraient-elles disposées à renoncer au dollar ?

« Il y a un gouffre entre la volonté politique des gouvernements et celles des entreprises, note Agathe Demarais. En Inde ou au Brésil, les entreprises sont libres de ce qu’elles font. C’est très compliqué de leur demander de changer leur processus, de remplir un nouveau formulaire auprès de la banque… D’un point de vue logistique, ça ne peut pas se mettre en place à court terme. »

L’enjeu des sanctions américaines
Si l’application pratique d’une telle ambition reste à établir, la motivation des Brics, elle, est bien définie, et s’analyse dans un contexte géopolitique de plus en plus tendu. Face aux sanctions américaines, les pays émergents ont pris conscience de leur vulnérabilité.

Pour Alexandre Kateb, la ligne rouge a été franchie avec la guerre en Ukraine, et les sanctions financières sans précédent prises contre la Russie. « Le gel des avoirs de la banque centrale de Russie est un tournant : c’était la première fois qu’un pays s’est trouvé privé de sa souveraineté monétaire. Les États-Unis et le G7 ont franchi un nouveau pas. »

Avant même l’invasion de l’Ukraine, l’Occident avait démontré à plusieurs reprises ses capacités d’entrave économique face à ses adversaires. Agathe Demarais estime que le premier moment clé remonte à 2012, quand l’Iran a été exclu du système Swift, qui permet d’opérer des virements bancaires. « Puis, en 2014, il y a eu les premières sanctions contre la Russie, partenaire économique majeur.

Et enfin, en 2018, vous avez le début de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, et les mesures qui visent à restreindre les exportations de semi-conducteurs. » Dans ce contexte mouvant, où le dollar peut servir d’arme économique au service des intérêts occidentaux, les pays émergents cherchent leur porte de sortie.

Une « multipolarité monétaire »
Alors, fin de l’hégémonie du dollar ? Pas si vite. « Si on regarde les statistiques, on voit certes une progression du yuan depuis février 2022 et l’invasion de l’Ukraine, puisque la Russie fait du commerce en yuans. Mais aujourd’hui, on ne constate pas une explosion de monnaies autres que le dollar ou l’euro. Il n’existe pas la plomberie disponible dans le système financier international pour contourner les États-Unis », rappelle Agathe Demarais

Julien Vercueil abonde : « Le fait que les pays asiatiques croissent plus vite que les États-Unis s’accompagne nécessairement de la possibilité de moins échanger en dollars. Mais on observe qu’il subsiste une très forte demande mondiale de dollars, largement autonome des Brics. C’est bien le système monétaire international dans son entier qui s’est structuré sur le dollar comme monnaie dominante, et personne, pas même la Chine qui commerce encore intensément avec les États-Unis, n’a intérêt à son effondrement. »

Malgré les obstacles potentiels, Alexandre Kateb se montre enthousiaste : « C’est passionnant d’un point de vue économique, c’est tout un système à inventer. » Il voit dans les monnaies numériques une option viable pour une monnaie commune. « La crypto contourne les obstacles bureaucratiques, et l’Occident est à la traîne, pour des raisons de conservatisme, sur ces nouveaux systèmes d’échange. Cette monnaie commune, c’est un projet à long terme. Il n’est pas dit qu’il aboutisse sous cette forme, mais il redessine un monde, une multipolarité monétaire. »

france24

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