Les 25 février et 11 mars 2023 se sont tenus respectivement les élections présidentielles et les élections des gouverneurs au Nigéria. A l’issue de ces élections présidentielles le candidat de l’APC (All Progressives Congress) Bola Ahmed Tinubu remporte le scrutin. Il devient à l’âge de 70 ans, le cinquième président de la Quatrième République du Nigéria, dans le pays le plus peuplé d’Afrique, profondément touché par l’insécurité et la crise économique.
Scrutin au Nigeria : enjeux électoraux d’un pays confronté à de multiples crises
La démocratie nigériane est entachée par une profonde désaffection souligne Benjamin Augé, entre 1999 et 2023 la population a augmenté de 100 millions d’habitants mais le nombre de votants a quant à lui diminué de 5 millions. Les élections ont été marquées par une abstention élevée. Seulement 25 millions de nigérians se sont rendus aux urnes sur plus de 90 millions d’inscrits. Le vainqueur, Bola Tinubu a été élu avec la marge la plus faible depuis 1999 et ses électeurs ne représentent que 8% de la population. Cette victoire du candidat de l’APC repose en partie sur son influence politique couvrant la quasi-totalité du territoire du Nigeria.
De plus, il est le seul candidat à avoir remporté au moins 25% des voix dans au moins 2/3 des États. Bola Tinubu a aussi profité du caractère fédérateur de l’APC entre les populations Yoroubas et Haoussas. Selon le chercheur Benjamin Augé, le basculement démographique vers le Nord et le Nord-Est est aussi une composante clef de ces élections ainsi que pour le futur politique du Nigeria.
Un processus électoral dysfonctionnel
Cyrielle Maingraud-Martinaud a présenté en détail le processus électoral nigérian lors de ces élections début 2023. Au cours de son intervention, cette chercheuse a tenu à rappeler qu’Abuja a été félicité par un certain nombre d’observateurs nigérians et internationaux pour avoir procédé aux élections dans les délais initiaux. Cependant le processus démocratique de celles-ci a été perturbé par de nombreux « dysfonctionnements ».
L’intervenante a insisté sur la diversité de ces dysfonctionnements ainsi que sur la question autour du caractère intensionnel ou non de ces derniers. Le défi était important pour les autorités locales : parvenir à faire voter, dans les meilleures conditions, plus de 93 millions d’électeurs dont 8,8 millions supplémentaires entre 2022 et 2023. De ce fait, de nombreuses difficultés organisationnelles ont été constatées et moins de 40% des bureaux de vote étaient fonctionnels à l’horaire prévu.
De plus, des violences ont également entravé le bon déroulement du scrutin. De nombreux cas d’attaques de bureaux de vote et de vols d’urnes ont été déplorés au cours du 25 et 26 février 2023.
Ces éléments entravant le processus démocratique s’inscrivent dans un contexte particulier au Nigeria. En effet, depuis quelques semaines le pays sahélien souffre d’une pénurie d’argent liquide car le gouvernement a entamé un renouvellement du design de la monnaie nationale. Selon la chercheuse, cela a favorisé l’achat de votes de la part des groupes politiques locaux. Cyrielle Maingraud-Martinaud évoque plusieurs cas de « bons » d’argent en liquide offerts aux votants en l’échange d’un vote truqué.
De plus, cette pénurie d’argent liquide associée aux carences en pétrole a empêché le déplacement d’une part non négligeable des électeurs désirant se rendre aux urnes.
Enfin, depuis 2013 et à l’image d’autres pays associés au « Sud Global » le Nigeria a entrepris une course à la modernisation de son appareil électoral dans le but initial de le rendre plus efficace et plus transparent. Or, de nombreux dysfonctionnements ont perturbé le recollement et la publication des votes, à l’image de l’utilisation de la tablette BVAS (« Bimodal Voter Accreditation System ») qui a été le symbole de ces problèmes de fonctionnement.
Enfin, Cyrielle Maingraud-Martinaud et Sa’eed Husaini expliquent la très faible participation électorale par des raisons sécuritaires, économiques et politiques. Ce sont ces accumulations de troubles fonctionnels qui contribuent à renforcer le profond sentiment populaire de désillusion envers le processus électoral nigérian.
L’émergence de la « Troisième force » Peter Obi
Malgré ces difficultés rencontrées par l’architecture démocratique du Nigeria, le système continue d’évoluer. Lors de son intervention Sa’eed Husaini insiste sur le pluripartisme nigérian car trois partis se plaçaient largement en tête mais au total plus de 18 partis étaient enregistrés. En outre, ces élections ont offert la carte la plus plurielle et disparate en matière électorale depuis 1979.
En 2019, lors de la réélection de Muhammadu Buhari à la présidence, les résultats affichaient une scission duale entre le Nord et le Sud du Nigeria. Cependant, en 2023 la carte des résultats électoraux apparait bien plus hétérogène. Cette disparité géographique des résultats électoraux est en partie la conséquence de l’émergence d’une troisième force qui a entrainé une reconfiguration de l’échiquier électoral nigérian, celle du Labour Party (LP) de Peter Obi.
Elodie Apard s’est penchée en profondeur sur le candidat Peter Obi, qui s’est invité dans l’éternel face à face entre les deux forces politiques majeures du Nigeria, l’APC et le PDP (Peoples Democratic Party). Cette « Troisième Force » a suscité un engouement important notamment chez les jeunes et les diplômés. Cette candidature offre une perspective de changement pour les jeunes urbains nigérians, en témoignent les scores importants du LP à Lagos et Abuja, les deux plus grandes villes du pays.
La force de la mobilisation de la jeunesse derrière la candidature de Peter Obi rend aussi compte du fossé générationnel entre les moins de 30 ans qui représentent plus de 70% de la population et les dirigeants politiques qui ont pour la plupart plus de 70 ans. Pour Benjamin Augé, il est clair que la candidature de Peter Obi a ravivé l’intérêt d’une partie de la population qui n’avait plus aucune confiance dans les deux partis historiques.
Il demeure important de rappeler que Peter Obi est certes l’élément disruptif de ces élections mais il n’est pas un outsider dans le paysage politique nigérian. En effet, cet ancien gouverneur de l’État d’Anambra connait parfaitement la machine politique du pays et sait en manipuler les rouages. En 2006, le natif d’Onitsha parvient à prolonger son mandat par un recours légal alors qu’il avait perdu les élections.
Finalement, en s’érigeant comme une autre option face aux éternels APC et PDP, Peter Obi a attiré une part importante des électeurs aux urnes, des jeunes essentiellement, mais Elodie Apard note l’émergence d’un soutien de la diaspora nigériane envers le candidat du Labour Party. Elle termine son intervention sur l’importance politique de la plus grande diaspora africaine au monde.
Pour conclure, différents points clefs ont donc émergé des discussions entre ces intervenants. Tout d’abord, il est clair que l’appareil démocratique nigérian est en crise malgré ses allures d’une démocratie saine et fonctionnelle (multipartisme, liberté des médias, autorités de régulations…). Peter Obi a tenté de dépoussiérer la machine politique du Nigeria, mais son poids restera limité sans une alliance politique fédératrice dans une plus large échelle.
Malgré ces différentes avancées en matière démocratique au Nigéria, le scrutin 2023 a confirmé la tendance d’un sérieux déclin de la satisfaction dans la démocratie pour les Nigérians.
Renforcer, réformer ou réinventer l’Etat au Sahel
Visioconférence organisée par West Africa Think Tank (WATHI, Sénégal) en partenariat avec le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO), le 3 avril 2023. Intervenants : Jean-Pierre Olivier de Sardan, chercheur Laboratoire d’Etudes et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL) ; Dr Gilles Yabi, directeur exécutif du think tank WATHI ; Laurent Brossard, directeur du CSAO. Synthèse réalisée par Paul Mugnier.
Laurent Brossard introduit cette conférence avec l’exposition de ce qu’il nomme les « certitudes » sur le futur du Sahel à l’horizon 2040. Ces certitudes concernent la croissance de la démographie et de l’urbanisation de la sous-région, l’importance du secteur informel, les craintes face aux conséquences du réchauffement climatique, la digitalisation du secteur agricole… Pourtant, une certitude demeure incomplète pour L. Brossard et constitue le sujet de cette conférence, celle-ci questionne le rôle de l’Etat au Sahel.
Une région en mouvement
Pour rendre compte des dynamiques en cours au Sahel, Jean-Pierre Olivier de Sardan dévoile trois grands axes qui éclairent la situation.
Tout d’abord, il choisit de commencer par le rejet de la politique française ou plus largement de la suprématie occidentale. Ce rejet s’inscrit dans un processus long depuis les indépendances. Une dynamique qui, pour le chercheur, s’est affirmée au rythme des épisodes d’arrogance d’une partie des politiques, des experts et des militaires français. Ce sentiment n’a cessé de croître pour atteindre son niveau actuel, comme en témoignent les récents évènements à Bamako ou à Ouagadougou.
Un deuxième point est central pour M. Olivier de Sardan, il concerne la « salafisation » des sociétés civiles sahéliennes. Dans la région, on assiste depuis la fin des années 2000, à l’apparition d’associations jouant le rôle de vecteurs d’un « islam salafiste » auprès des populations. Cependant, au Niger par exemple, le « salafisme » organisé est assez minoritaire, à l’image des partis politiques qui demeurent peu influents. Pourtant, Jean-Pierre Olivier de Sardan attire notre attention sur cette dynamique de « salafisation » qui touche une partie de la société civile. Ce courant théologique caractérisé par l’intolérance et le dogmatisme offre une alternative à la grande défaillance politique de ces espaces.
Enfin, c’est l’insurrection djihadiste qu’il considère comme le troisième axe majeur de la situation sahélienne. Le chercheur explique être frappé par la dualité des théories sur les fondements de ces insurrections : une version pointe l’origine de ces mouvements vers l’extérieur, précisément en direction de l’islam « wahhabite » en provenance du Golfe persique associent davantage ces insurrections à des revendications locales. Pour J-P Olivier de Sardan, il est clair qu’il s’agit d’une association de ces facteurs.
Les divers mouvements djihadistes se renforcent en grande partie sur des bases économiques mais aussi par l’instrumentalisation des conflits locaux et de la perte de confiance en l’Etat central. Les recrutements sur la base d’endoctrinement théologique restent mesurés. Ensuite, l’instauration de « proto-Etats » ou de « gouvernances parallèles » principalement dans les zones rurales permet à ces mouvements de subsister et de s’implanter durablement. Ils imposent un contrôle sur les marchés et les chefferies locales, prélèvent l’impôt, ouvrent des écoles coraniques…
Pour le chercheur du LASDEL, cette domination des populations est paradoxale, car ils font régner une terreur ambiante tout en restaurant une partie des services sociaux et en montrant une certaine forme de bienveillance. Cette architecture complexe, caractéristique des insurrections sahéliennes a montré la nécessité de corréler des actions militaires, politiques et sociales pour apaiser les fondements de l’insurrection.
La fragilité politique des Etats régionaux
Après avoir présenté ces trois grandes dynamiques caractéristiques du Sahel, J-P Olivier de Sardan concentre son analyse sur la fragilité des Etats régionaux, une faillite responsable en partie de la crise actuelle.
Dans toute la région sahélienne, il y a un véritable discrédit de la classe politique, un discrédit largement entraîné par la tradition d’affairisme et de corruption entre les classes politiques, commerciales et militaires influentes à la tête des Etats sahéliens. C’est ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan nomme « les grandes prisons du pouvoir » au Sahel.
Au Niger et ailleurs dans la région, le chef de l’État doit satisfaire ces différents groupes d’intérêt. En fonction de ces alliances, les hauts postes décisionnels sont attribués en guise de récompense politique et non en fonction des compétences. Ceci favorise la baisse de la qualité et de l’efficacité des administrations, tout en favorisant la crise de confiance politique. Ainsi, ce rejet des classes politiques complètement coupées des réalités du pays, entraine la répudiation du système démocratique en tant que tel.
Jean Pierre Olivier de Sardan ajoute que, paradoxalement, il y a chez les populations locales une nostalgie biaisée des gouvernements en place avant la transition démocratique. En effet, sous ces régimes les services sociaux étaient mieux distribués mais à destination d’une infime partie du corps social.
Enfin, les chefferies dites « traditionnelles » représentent aussi un pivot de corruption des appareils politiques sahéliens. Celles-ci ne s’inscrivent pas dans une tradition « précoloniale » mais bien dans la continuité d’un système instauré lors de la colonisation. Elles jouissent d’un double statut : elles représentent les populations vis-à-vis de l’Etat mais aussi l’Etat vis-à-vis des populations.
Les maux administratifs des pays sahéliens favorisent la prolifération de la corruption dans les hautes sphères du pouvoir mais aussi à basse échelle. Pour le chercheur nigérien, il est d’autant plus difficile de séparer la corruption par des « techniques non-observantes » comme le clientélisme, et la politisation de l’administration.
Peut on réinventer l’Etat sahélien ?
Pour Jean-Pierre Olivier de Sardan, il est évident que réformer l’Etat sahélien est une nécessité absolue, cependant cette refondation de l’appareil étatique au Mali ou dans les autres pays de la sous-région s’inscrit dans le temps long. Certes, une dynamique sérieuse et rapide doit s’amorcer au vu de l’urgence de la situation mais l’invité insiste sur le travail colossal que cela représente et que l’optimisme n’est pas de mise à ce sujet.
En effet, une refondation de l’Etat représente un processus jonché d’étapes et d’épreuves, à commencer par le sort réservé à l’administration déjà en place dans les institutions étatiques. De plus, ces pays se trouvent au cœur d’une crise politique profonde, à la fois du système électoral mais aussi des institutions démocratiques. Selon le chercheur, le fonctionnement électoral doit devenir consensuel et non modelé par le parti au pouvoir, comme c’est le cas depuis les indépendances. C’est ici la faille principale des démocraties sahéliennes. Cette instrumentalisation du processus démocratique entraine des contestations et cristallise ainsi le fossé entre l’Etat et sa population.
En outre, Jean Pierre Olivier de Sardan cible une autre caractéristique du décor politique régional dans la « nostalgie de l’Etat fort ». Au Niger, il prend l’exemple de la figure de Seyni Kountché qui fut président du Conseil militaire suprême entre 1974 et 1987. Ce dernier jouit aujourd’hui de l’image d’un « Etat fort » caractérisé par la rigueur et le respect des institutions, une vision qui occulte les aspects dictatoriaux de son régime.
Par ailleurs, les institutions politiques des pays sahéliens ont grandement besoin d’une simplification. En effet, les administrations de la région sont souvent « court-circuitées » par la prolifération d’agences qui semblent être un moyen de contourner les déficiences de l’Etat. En effet, au Niger et ailleurs, nous assistons à la multiplication des centres de décision investis d’une mission dans certains domaines politiques.
Finalement, pour Jean-Pierre Olivier de Sardan, réformer les armées nationales au profit de la sécurisation des habitants est aussi une priorité. Il faut réformer la culture militaire pour assurer le retour d’un Etat protecteur et non prédateur. Une refondation de l’appareil militaire au service des populations et de l’Etat garantirait une meilleure relation entre ces deux composantes des sociétés sahéliennes.
Comprendre la crise au Soudan
Séminaire en format hybride (présentiel sur le campus Science Po Paris / visio-conférence sur zoom) organisé par la revue Politique africaine, en association avec le séminaire Afrique : violence, citoyennetés et politique du CERI et du Cedej-Khartoum, le 25 mai 2023.
Intervenants : Clément Deshayes, chercheur à l’IRSEM ; Khadidja Medani, doctorante à l’Université Paris 1 ; Mahassin Abd Al-Galil, Université de Khartoum, Imaf ; Myriam Sherif, Université de Khartoum, Imaf ; Medhane Tadesse, chercheuse à l’Imaf ; Jérôme Tubiana, MSF et USAID ; Raphaëlle Guibert, chercheuse à l’IRD ; Anne-Laure Mahé, chercheuse à la LSE. Synthèse réalisée par Paul Mugnier.
Depuis le 16 avril 2023 , les généraux Abdel Fattah al-Burhane et Hamdane Daglo, dit “Hemedti s’affrontent au Soudan.
Les combats ont fait plus de 1 500 morts à la date de la conférence, des milliers de blessés et des centaines de milliers de déplacés. Ni Washington ni Riyad ne parviennent à faire durer les promesses de trêves. Les combats se poursuivent alors que des milliers de Soudanais demeurent barricadés chez eux à Khartoum. Le séminaire divisé en deux grandes sections nous offre une série d’éléments variés pour appréhender la complexité de la situation.
La catégorisation des acteurs de la crise soudanaise
L’objectif de cette première thématique est d’étudier en profondeur les différents acteurs de la crise au Soudan, leur complexité et les limites de leur catégorisation.
Pour commencer, Clément Deshayes tente de déconstruire la labélisation des forces armées entre les forces régulières, les milices et les différents groupes armés, pour briser l’opposition simplistes entre ces forces Soudan. Il choisit de commencer par présenter les Forces de Soutien Rapides (FSR) qui ont été créées en 2013 comme une force supplétive sous le contrôle de la National Intelligence and Security Service (NISS), les services de sécurité soudanais. A partir de 2007, elles sont placées sous contrôle direct du chef de l’Etat, Omar el-Béchir.
Les FSR ne sont pas la première force de ce type créée par l’Etat soudanais et cette dynamique s’inscrit dans l’Histoire soudanaise en lien avec les stratégies de contre-insurrection. L’idée étant de disposer d’une présence à bas coût dans les régions périphériques mais pas uniquement, pour lutter contre les insurrections. Pour Clément Deshayes, cela s’apparente à une « externalisation » de la guerre qui s’articule autour de la mobilisation de segments de la société.
Les FSR sont l’exemple le plus probant de l’institutionnalisation de ces forces, et peu à peu, on assiste à une rationalisation des FSR par la bureaucratisation, la division du travail au travers de différents comités…. Malgré ces progressions dans l’ « étatisation » des FSR, ce groupe garde tout de même de forts intérêts économiques privés, une organisation clanique et des pratiques qui laissent libre court à une série d’exactions.
De son côté, l’armée nationale dispose aussi de certaines spécificités. Tout d’abord, l’essentiel des officiers soudanais sortent de l’Ecole militaire de Khartoum et viennent de la vallée du Nil, créant ainsi une forme d’élite soudanaise. De plus, l’armée soudanaise est « adossée » à des intérêts économiques importants d’abord issus du complexe militaro-industriel, des industries pétrolières et agroalimentaires, du secteur minier… Enfin, cette armée est caractérisée par le recours systématique a de multiples groupes armés.
Pour poursuivre cette section sur les acteurs de la crise soudanaise, Khadidja Medani s’interroge sur les « islamistes » au Soudan. Le terme islamisme est complexe par son caractère générique. On entend généralement par islamisme la volonté d’imposer un État doté d’une Constitution islamique inspirée des principes de la Charia. Au Soudan, on trouve une grande variété de courants islamistes. L’idée du travail de K. Medani va être de caractériser le mouvement islamiste arrivé au pouvoir en 1989.
Ce mouvement naît à la fin des années 1930, inspiré des Frères musulmans sans pour autant en être affilié. Ce mouvement islamique est essentiellement étudiant et intellectuel jusqu’aux années 1960 puis devient véritablement actif dans le paysage politique en 1980, lorsqu’il prend le nom du Front National Islamique (FNI). Il sera renommé en 2000, le Parti du Congrès National. Une stratégie mise en œuvre pour s’emparer du pouvoir s’amorce peu à peu, ce qui donnera lieu au coup d’Etat de O. el-Béchir en 1989.
L’« islamisme » au Soudan est loin d’être uniforme, nous retrouvons dans certains groupes, des connivences d’intérêts politiques ou de simples oppositions au système d’Etat pour des raisons religieuses, sans pour autant qu’ils soient qualifiés d’ « islamistes ».
Pour clôturer cette partie, Myriam Sherif souhaite interroger la catégorie des « civils » dans le contexte de la crise soudanaise. Pour faire face à la crise, les civils soudanais s’organisent en différents comités pour délivrer une partie des services sociaux perturbés par la crise. La chercheuse insiste sur le fait que tous les corps civils sont représentés, et qu’il y a une réelle action menée par ces derniers. De plus, un certain nombre d’associations et d’organisations mettent en œuvre différentes politiques de gestion de l’aide régionale et internationale.
En outre, Myriam Sherif rend compte du rôle joué par les différents partis politiques civils de la société soudanaise dans les différents coups d’Etat. Ces partis politiques soutiennent ou dénoncent les différents renversements du pouvoir. Les organisations civiles ne sont pas systématiquement à séparer des groupes armés et des partis politiques. Ces groupes usent parfois de la violence et de moyens antidémocratiques pour faire valoir leur volonté.
Finalement, les populations civiles sont certes victimes des conflits entre les différentes forces, cependant ils représentent aussi des acteurs non-négligeables dans les négociations politiques, la résolution des conflits et la transition démocratique.
Les grandes dynamiques du conflit : l’or au Soudan
Lors de son intervention, Raphaëlle Guibert retrace l’essor du secteur aurifère au Soudan et son rôle dans les tensions. Le « boom minier » s’opère au Soudan et dans toute la zone sahélienne, à la fin des années 2000. L’activité minière est rapidement massive et à dominante artisanale. L’extraction se fait dans des zones non-pacifiées favorisant ainsi la rencontre entre les activités illégales et l’extraction aurifère, favorisant ainsi la contrebande. L’activité de l’or au Soudan se fait par un processus long, composé de différentes étapes au cours desquelles il est possible de tirer des bénéfices.
Le régime d’el-Béchir souhaite donc imposer une fiscalité pour alimenter les caisses de l’État. Cependant, à partir de 2010, nous assistons à la naissance d’une concurrence tendue entre les segments d’Etats mais aussi entre les différents corps du processus aurifère. Une autorité locale va contrôler les lieux et se donner le droit de fiscaliser. Par conséquent, la tension monte entre les agents de l’Etat à différentes échelles et les entités militaires aussi impliquées dans la protection des zones minières.
Enfin, l’accès aux déchets laissés par les orpailleurs et leur retraitement sont aussi des enjeux majeurs dans toute la zone sahélienne. C’est aussi sur ce type de travaux que s’affrontent les acteurs locaux et que des groupes paramilitaires comme Wagner viennent se positionner. Ainsi, le secteur aurifère est un secteur facteur de grandes tensions entre les acteurs militaires et étatiques, créant un terreau fertile à l’escalade des tensions depuis plus de dix ans.
Le conflit au Soudan, une guerre par proxy ?
Une guerre par proxy désigne un conflit entre des acteurs non-étatiques qui agissent à travers une tierce partie, le proxy, généralement qu’ils vont indirectement soutenir militairement.
Pour Anne-Laure Mahé, il est clair que l’existence d’intérêts étrangers a joué un rôle dans le conflit soudanais à court et long terme, cependant il n’est pas un facteur déterminant dans le déclenchement de la crise actuelle.
Pour la chercheuse, cette idée de la guerre par proxy pose problème dans le sens où elle impose une explication donnant la primauté à des intérêts et des acteurs externes. Ceci limite la réflexion autour des dynamiques complexes propres aux acteurs domestiques, entravant donc une bonne compréhension du contexte. Selon, Anne-Laure Mahé cette approche pousse même à nier la capacité des acteurs directement concernés. Cette idée simplificatrice est à nuancer. C’est justement à travers l’analyse dont la focale est basée sur les acteurs soudanais que l’on peut au mieux appréhender les stratégies et les politiques menées par les acteurs externes au Soudan.
Dans le cas de la Russie, deux éléments sont centraux : la base navale russe à Port Soudan et la présence de Wagner. Le cas de la base navale est une manifestation du double jeu des autorités soudanaises entre les Etats Unis et la Russie. Cette ambiguïté est une caractéristique de long terme de la politique étrangère de Khartoum, montrant encore ici, toute la capacité d’action des acteurs soudanais.
dakartimes