L’Ukraine a un nouveau ministre de la Défense. Roustem Oumerov, connu pour être un avocat particulièrement engagé du retour de la Crimée dans le giron de Kiev, ainsi qu’un inlassable activiste pour la défense de sa communauté : les Tatars. Une nomination accueillie avec un espoir mesuré au sein de cette population en Crimée.
C’est l’un des nombreux signes de la peur qui règne au sein de la communauté des Tatars de Crimée. De la nomination de Roustem Oumerov au portefeuille de la Défense en Ukraine, ne sont parvenus que des réactions par messages écrits et brefs, sous couvert strict de l’anonymat. Pas question de message vocal, encore moins d’interviews au téléphone.
« Il nous connaît bien et nous le connaissons bien », ce sont les premiers mots d’un activiste tatar de la péninsule annexé. Roustem Amarov, c’est en effet d’abord, pour cet activiste, quelqu’un qui sait de manière intime, parce que c’est ce qu’a vécu sa famille, ce que signifient des décennies de répression.
Roustem Amarov a beau être un avocat tenace du retour de la péninsule à l’Ukraine, une autre militante se montre dubitative. « La situation en Crimée ne changera pas sans un scénario complexe », dit-elle prudemment. Un propos qui tient peut-être aussi à une crainte qui la travaille. « Les Tatars de Crimée seraient les premières victimes si l’armée ukrainienne s’en approchait », explique-t-elle.
De ce ministre, réputé négociateur habile, qui a déjà participé avec succès à des négociations sensibles sur des échanges de prisonniers, un militant de la communauté dit surtout espérer encore plus d’appui pour négocier la libération de membres de la communauté.
Pression constante
Le dernier coup de filet des forces de sécurité russes en Crimée date à peine du 24 août dernier avec des perquisitions importantes et la mise derrière les barreaux de figures militantes accusées de « terrorisme ». Le lendemain, l’homme de confiance du Kremlin installé à la tête de la Crimée, Sergueï Axionov, évoquait sur sa chaîne Telegram « l’arrestation de six membres d’une cellule d’une organisation internationale terroriste interdite en Russie » et ajoutait que « de telles cellules constituent une menace sérieuse pour la sécurité » car « ce sont des complices de l’ennemi ».
Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, les Tatars sont en effet essentiellement perçus et décrits par les autorités comme déloyaux à la Russie. Neuf ans que cela vaut aux figures de la communauté mais aussi à de simples membres une surveillance et une pression constante. Et depuis l’offensive russe en Ukraine et singulièrement depuis l’été 2022, les militants des droits de l’homme tatars sur place décrivent une amplification de ce phénomène.
Il y a un peu plus de deux mois, une activiste du nord de la péninsule avançait que « depuis février 2022, au moins 12 Tatars de Crimée de plus sont en prison pour terrorisme ». Et selon elle, « les dernières affaires pénales concernent d’ailleurs des familles entières. Elles ont été arrêtées après un bombardement le long de la mer d’Azov, lorsqu’une base militaire russe a été détruite.
Naturellement, les responsables n’ont pas été retrouvés. Mais quelque temps plus tard, ce groupe de familles a été arrêté et des médias russes ont lié cette détention avec cet événement et ont déclaré que les Tatars de Crimée sont des radicaux islamiques qui travaillaient dans l’intérêt des services de sécurité ukrainiens ».
Radicaux islamistes, le propos est répété à satiété en Russie. Lundi, à quelques heures de la rencontre Poutine-Erdogan à Sotchi, le politologue réputé proche du Kremlin Sergueï Markov allait même jusqu’à formuler cette accusation (fausse) : « Roustem Oumerov est associé à l’organisation de Fertullah Gülen, qu’Erdogan considère comme une organisation terroriste et comme la principale organisatrice de la tentative de coup d’État militaire en 2016 ».
« Nous sommes appelés « complices des nationalistes ukrainiens » »
Avec le nouveau tournant dans le conflit et l’annonce de la contre-offensive ukrainienne, la vie est devenue encore plus difficile pour les Tatars de Crimée. L’activité des forces de sécurité vise désormais régulièrement très large, bien au-delà des militants identifiés.
Une militante tatare fait les comptes : « Au cours des derniers mois, de février à juin, les perquisitions chez les Tatars de Crimée ont commencé à se produire avec encore plus d’intensité. Et depuis le début des attaques sur la ligne ferroviaire, c’est deux ou trois fois par semaine et toutes les semaines. Tout récemment, nous avons enregistré au moins 18 perquisitions, le tout dans un laps de temps très court ».
L’ambiance générale s’est, elle, encore durcie : « Sur les chaines Telegram des blogueurs Z, les Tatars de Crimée sont appelés « jdouny », [un mot péjoratif pour dire « ceux qui attendent », NDLR], pour dire que nous n’attendons qu’une seule chose : l’arrivée de l’armée ukrainienne. Nous sommes appelés « complices des nationalistes ukrainiens » ou bien « traîtres » », raconte une professeure.
Dans ce climat de suspicion et de répression, la mobilisation partielle il y a un an a pourtant aussi touché les Tatars de Crimée. Comme à Moscou ou Vladivostok, certains se sont enfui pour y échapper, mais d’autres ont bien dû rejoindre le front pour combattre sous l’uniforme de l’armée russe.
RFI