Italie : un an après le décret sur les sauvetages en mer, les ONG entre « frustration » et « impuissance »

Direction le port de Bari, région des Pouilles. Ce matin du 5 novembre, le Geo Barents se dirige à vive allure dans cette localité du sud de l’Italie. La veille, l’équipage a procédé au sauvetage de 30 migrants en détresse, à une cinquantaine de kilomètres des côtes libyennes.

En quittant l’endroit, le navire humanitaire de Médecins sans frontières (MSF) laisse la zone de recherche – appelée SAR zone 1 – quasiment sans surveillance. Ce jour-là, seul Colibri 2, l’avion de l’ONG Pilotes volontaires, sillonne la zone.

Mais plus aucun bateau de sauvetage n’est présent sur la route migratoire la plus meurtrière du monde.

En cause ? Le décret Piantedosi, du nom du ministre de l’Intérieur italien, validé le 28 décembre 2022. Devenu loi trois mois plus tard, le texte a introduit une série de nouvelles mesures qui régissent les activités des navires de sauvetage en Méditerranée.

Et en tête de pont donc, celle qui oblige les ONG à se rendre « sans délai » au port de débarquement assigné par les autorités italiennes juste après un premier sauvetage. Pour rappel, avant la mise en application du décret, les bateaux informaient Rome d’une opération effectuée, puis restaient dans la zone en attendant le port de débarquement pour venir en aide à d’autres embarcations en détresse.

Si la loi actuelle autorise toujours les humanitaires à conduire une seconde opération de secours sur la route du retour en direction de l’Italie, celle-ci ne peut s’effectuer que sur ordre ou accord de Rome. Des opérations supplémentaires qui, dans les faits, se font rares depuis un an.

« La plupart du temps aujourd’hui, on ne peut faire qu’un seul et unique sauvetage, confirme Margot Bernard, coordinatrice de projet adjointe à bord du Geo Barents.

Et ce, alors que nous avons un bateau avec une grande capacité d’accueil [le Geo Barents a une capacité de 500 places, ndlr]. En plus de cela, en partant immédiatement après l’opération de secours, on laisse la zone déserte, les États européens ayant renoncé à leurs responsabilités de sauvetages en mer.

C’est une grande source de frustration pour nous, et surtout, cela nous fait craindre une augmentation des naufrages invisibles », ces embarcations « fantômes » qui sombrent en mer sans que personne ne le sache.

Chaque année d’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), nombre de ces naufrages ne sont pas enregistrés. « Des centaines de restes humains sont régulièrement retrouvés sur les côtes libyennes », affirme l’institution.

« Des jours et jours » en transit en mer

Outre « l’impuissance » de ne pouvoir faire davantage, cette injonction à rejoindre le port de débarquement après chaque sauvetage coûte aux ONG beaucoup de temps. « On passe des jours et des jours à faire du transit entre les ports italiens et la zone de recherche », déplore Margot Bernard.

En 2023, le Geo Barents a passé près de deux mois, en cumulé, à naviguer en mer en direction des ports de débarquements. L’Ocean Viking, de SOS Méditerranée, 53 jours. Soit autant de temps passé en dehors de la zone de recherche.

Ces semaines de navigation supplémentaire ont par ailleurs de lourdes conséquences financières pour les ONG, qui dépensent davantage de carburant pour avaler les kilomètres. Depuis le début de l’année SOS Méditerranée a déboursé 500 000 euros supplémentaires pour alimenter le navire en fuel.

« Sans compter les heures de travail en plus pour le staff, et les émissions carbone, en hausse de 0,5 tonnes par rapport à 2022. C’est l’équivalent d’un demi tour du monde », précise Soazic Dupuy, directrice des opérations de l’association basée à Marseille.

Les navires d'ONG de sauvetage sont de plus en plus contraints de débarquer dans le nord et l'est de l'Italie. Crédit : Google Maps
Les navires d’ONG de sauvetage sont de plus en plus contraints de débarquer dans le nord et l’est de l’Italie. Crédit : Google Maps

 

D’autant plus que depuis la mise en application du décret, les navires humanitaires se voient régulièrement attribuer des ports italiens au centre voire au nord du pays, beaucoup plus lointains que les villes siciliennes ou Lampedusa, où étaient traditionnellement débarqués les migrants secourus.

« Avant le décret, devoir débarquer dans le nord, c’était épisodique. Désormais, c’est systématique », regrette Margot Bernard. Mi-octobre, le Geo Barents – qui cette année n’a pas eu de débarquement en Sicile – a dû rejoindre le port de Gênes, dans le nord de l’Italie, pour y débarquer 63 exilés secourus au large de la Libye.

Entre les deux points : 1 166 km, équivalents à la distance qui sépare Paris de Rome.

Ces derniers mois également, les ONG ont dû se rendre dans des ports italiens, côté mer Adriatique. Le 11 novembre, l’Ocean Viking s’est vu attribuer celui d’Ortona, au centre-est du pays. Et le 24 octobre, Ravenne, à 340 km plus au nord, sur la même rive.

Si ces deux localités sont très éloignées de la zone de recherche initiale – six jours de navigation ont été nécessaires pour atteindre Ravenne – elles empêchent aussi les navires de passer par « le couloir tunisien », zone où les départs d’embarcations se sont multipliées depuis le printemps dernier.

D’après Soazic Dupuy, « les besoins à cet endroit sont énormes ». « Et pendant qu’Alarm Phone [plateforme téléphonique d’urgence en Méditerranée, ndlr] nous font parvenir les cas de détresse, nous, on est à des kilomètres de là, de l’autre côté de l’Italie ».

Des amendes et des blocages

En cas de manquements à ces nouvelles règles contraignantes, les ONG s’exposent à de lourdes sanctions, qui entravent encore un peu plus leurs activités. En août, les autorités italiennes ont saisi le bateau de l’ONG espagnole Open Arms, ainsi que les navires de l’association Sea-Watch, le Sea-Eye 4 et l’Aurora.

Le premier a subi un blocage administratif de 20 jours au port italien de Carrare, dans le nord de l’Italie, et une amende de 10 000 euros.

Le second, une amende de 3 000 euros et un blocage identique à Salerne, après avoir débarqué mardi 114 exilés. Leur tort ? Avoir opéré quelques jours plus tôt trois sauvetages distincts en Méditerranée centrale, au lieu d’un, comme le prévoit le décret Piantedosi.

L’Aurora a lui aussi été immobilisé pour avoir, lui, désobéi aux autorités italiennes : le bateau avait accosté à Lampedusa avec 72 naufragés, malgré l’attribution du port sûr sicilien de Trapani. Les humanitaires avaient fait valoir que leur petit bateau n’était pas équipé pour parcourir une si longue distance avec autant de personnes à bord, et que Lampedusa était beaucoup plus poche.

Près d’un an après la publication du décret, les ONG ne cachent pas leurs inquiétudes pour la suite.

« On est de moins en moins opérationnelles, et perpétuellement en prise avec ce dilemme : suivre à tout prix les ordres de Rome, ou respecter le droit maritime international qui nous oblige à secourir toute embarcation en détresse. C’est usant et surtout, incompatible avec notre mission », soupire Soazic Dupuy.

Pour Margot Bernard aussi, « les projets comme le nôtre ont vraiment des raisons d’avoir peur lorsque l’on voit à quel point le gouvernement italien se polarise sur nous, alors que les ONG de sauvetage ne représentent que 10% des arrivées de migrants dans le pays.

On concentre le débat sur les navires humanitaires, alors que la vrai question à se poser, c’est que fait-on pour éviter que des milliers personnes ne meurent en mer ? ».

Depuis le début de l’année, 2 187 migrants sont morts sur la route de la Méditerranée centrale, d’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), dont 79 enfants.

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