Lors du dernier naufrage meurtrier dans la Manche, le 22 novembre, deux personnes sont officiellement décédées selon les autorités françaises. Mais InfoMigrants a eu vent de la disparition d’un troisième exilé, un Éthiopien, monté à bord du canot et dont personne n’a de nouvelles depuis. Sa famille a alerté la gendarmerie et la police, sans trouver de réponses à ce jour.
« La dernière fois que j’ai échangé avec Eskiel, c’était la veille du naufrage », commence à raconter Bisrat, exilé éthiopien à Londres. « Mais depuis, son téléphone ne répond plus”.
Mercredi 22 novembre, dans l’après-midi, au large d’Equihen-Plage dans la Manche, une embarcation a fait naufrage.
Ce jour-là, deux migrants sont morts noyés, tandis que 58 ont été sauvés, selon les autorités françaises. Pourtant, Bisrat a aussi perdu le contact avec celui qu’il considérait comme son frère : Eskiel Sebsbea Tsgaye. Il avait 37 ans, était à bord mais ne figure pas parmi les deux victimes officielles.
Parti de Londres pour Calais dans la foulée, Bisrat tente depuis une dizaine de jours d’alerter les autorités et de retrouver la trace du disparu.
Derrière lui, c’est toute une famille, dispersée à travers le monde, qui s’inquiète. « Ça fait plus d’une semaine que l’on ne vit plus », soupire Mimiy, une cousine éloignée de la famille, qui vit aujourd’hui à Rennes. Fyori, une sœur d’Eskiel résidant aux États-Unis, avoue elle aussi être « très inquiète ». « Là où je suis, je ne peux rien faire, explique-t-elle, nous avons besoin de savoir ce qu’il s’est passé et où est Eskiel ».
Tatek, l’oncle d’Eskiel, qui vit en Éthiopie, a aussi pu joindre son neveu par téléphone pour la dernière fois le 20 novembre, soit deux jours avant le naufrage.
« Je ne voulais pas qu’Eskiel traverse la Manche, je trouvais cela trop dangereux, se désole Tatek : il n’avait prévenu que Bisrat du jour précis de sa traversée, pour ne pas nous inquiéter ».
Le 22 novembre, Tatek apprend sur Facebook la nouvelle du naufrage meurtrier.
« J’ai tout de suite appelé Bisrat à Londres, qui m’a confirmé qu’Eskiel était effectivement sur le bateau », se souvient l’oncle. Une photo des passagers, prise juste avant leur départ et consultée par InfoMigrants, atteste de la présence d’Eskiel parmi eux. Depuis, la famille tente de reconstituer les circonstances de sa disparition au-delà de la seule version officielle existante : celle du communiqué de la préfecture maritime.
Zones de flou autour du déroulé du naufrage
« Au moment de monter sur le bateau, certains ont renoncé et sont restés sur la plage » se remémore Mimi Tsegaye auprès d’InfoMigrants. Cette Érythréenne a survécu au naufrage. « Moi, je suis montée sur le bateau avec mes deux enfants », détaille-t-elle. L’embarcation se retrouve en difficulté « à peine dix minutes après le départ, à moins d’un kilomètre de la plage ».
Sur le bateau, de nombreux passagers, dont Mimi, ne portent pas de gilets de sauvetage.
Selon plusieurs témoignages, le naufrage se serait déroulé en deux temps.
Trois personnes seraient tombées à l’eau, dont deux femmes. Impossible pour l’heure d’affirmer que la troisième personne serait Eskiel. Puis, plusieurs minutes plus tard, c’est toute l’embarcation qui commence à prendre l’eau, avant de faire naufrage.
Contactée, la préfecture maritime renvoie à son communiqué publié le 22 novembre. Elle y indique que le CROSS Gris-Nez a été alerté par l’Aber Ildut de la Marine, qui a constaté que « plusieurs personnes sont tombées à l’eau ». Mimi est alors prise en charge avec ses deux enfants par les sauveteurs.
« Les secours ont mis beaucoup de temps à arriver, selon elle, puis ils sont intervenus, ils nous ont récupérés un par un ».
S’il est difficile de savoir à quel moment Eskiel est tombé à l’eau – au moment du naufrage ou juste avant avec les deux femmes -, différentes personnes présentes sur l’embarcation sont certaines d’avoir vu Eskiel dans l’eau. « Il était sur le bateau, je m’en souviens bien, je l’ai vu s’accrocher au bateau après être tombé, il ne portait pas de gilet de sauvetage », abonde Mimi Tsegaye auprès d’InfoMigrants.
La préfecture reste muette sur le dossier, la gendarmerie de Boulogne-sur-Mer de son côté affirme avoir ouvert une enquête. Contactée par la rédaction, elle n’a pas fourni pour l’heure plus de détails.
Eskiel dans l’angle mort des opérations de sauvetage ?
Après avoir récupéré la majeure partie des naufragés à bord, l’Aber Ildut rapporte au CROSS Gris-Nez que « deux personnes inanimées ne sont plus à portée de vue ». Le CROSS coordonne alors des recherches de naufragés sur zone.
L’hélicoptère Dauphin SP de la Marine procède d’abord à l’hélitreuillage d’une personne « en difficulté en mer ». Une source policière soutient que cette personne hélitreuillée a été entendue par la police aux frontières « dès sa sortie du centre hospitalier : sa description ne correspond pas au disparu » signalé par Bisrat.
« Quelques minutes plus tard », toujours selon la préfecture, le même hélicoptère « relocalise » les deux personnes perdues de vue, « et confirme qu’elles sont inanimées ». Ce sont les deux personnes officiellement décédées.
Si Eskiel est tombé à l’eau comme le suggèrent les témoignages de rescapés, où se trouvait-il durant ces opérations de recherches ? La préfecture maritime assure que « différents moyens présents sur zone ont été maintenus sur place jusqu’en fin d’après-midi » pour vérifier qu’aucun autre naufragé ne se trouvait encore à la dérive.
« On sait qu’il y a des photos et vidéos prises par les sauveteurs. On nous dit : « On n’a pas pu le récupérer, il est au fond de la mer” ; ou bien on nous montre ces photos et vidéos », se désespère Tatek.
En parallèle, deux Irakiens et deux Soudanais ont été mis en examen pour « aide à l’entrée au séjour irrégulier » et « homicide involontaire » par le parquet de Boulogne-sur-Mer. Sollicité, il n’a pour le moment pas répondu à nos questions sur l’intégration ou non de cette disparition au dossier.
Pour les proches, cette attente est éprouvante : « La police et la gendarmerie m’ont dit qu’ils enquêtaient sur l’affaire, mais ça fait plus d’une semaine, et depuis ils ne disent rien », soupire Bisrat. « Où est Eskiel ? C’est ma question… »
« Il faut que son prénom et son nom circulent »
Aujourd’hui, seuls quelques proches d’Eskiel sont au courant de sa disparition et des démarches entreprises pour retrouver sa trace. « Ses frères et sœurs qui habitent en dehors de la capitale, Addis-Abeba, n’ont pas encore été avertis, nous confie l’oncle Tatek. Sa mère, qui a des problèmes cardiaques, non plus ».
En 2021, Eskiel a quitté sa famille en Éthiopie avec un visa Schengen afin de suivre des études aux Pays-Bas.
Sur place, il a obtenu un master, puis a souhaité poursuivre sa vie là-bas et prolonger ses études en s’inscrivant à un deuxième master. Mais l’université a refusé cette nouvelle inscription. « On lui a fait comprendre qu’on ne lui avait laissé qu’une seule chance », retrace l’oncle. Suite à ce refus, Eskiel s’est alors rendu au Danemark, « mais ça n’a pas marché non plus, là-bas », ajoute Tatek.
Eskiel a donc fait le choix de tenter de rejoindre le Royaume-Uni.
Pour poursuivre ses études, mais aussi parce qu’il parlait anglais, et que son frère Bisrat « lui manquait terriblement » selon sa cousine Mimiy. Désormais, pour qu’Eskiel ne soit pas oublié par les autorités, « il faut que son prénom et nom circulent », insiste Tatek. « Il n’y a que comme ça que les choses pourront peut-être bouger ».
Selon le Groupe décès qui comptabilise les morts à la frontière franco-britannique, 22 exilés ont péri, en mer et sur terre, depuis le début de l’année 2023.
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