Quarante-neuf ans après sa création, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) marque des signes d’essoufflement : politique d’intégration poussive, incapacité de faire efficacement face au terrorisme, application à géométrie variable des textes de l’institution et manque d’autorité.
La scène se déroule en décembre 2023 à Abuja, au Nigeria, lors du dernier sommet des chefs d’État de la Cédéao. Dans une salle hermétiquement fermée, le huis clos commence. Le Niger, pays dont le chef d’État démocratiquement élu a été renversé cinq mois auparavant, est le principal dossier de cette réunion.
Le représentant du Bénin prend la parole : « Il faut reconsidérer nos exigences, si (le président nigérien) Mohamed Bazoum est libéré et si le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP, organe créé par la junte, NLDR) soumet une feuille de route ».
Emmitouflé dans l’une des tenues traditionnelles qu’il affectionne, un bonnet vissé sur la tête, le président du Nigeria, Bola Tinubu, et président en exercice de la Cédéao s’est voulu, selon des témoins, plus précis sur la situation au Niger : « Le CNSP peut garder le pouvoir, mais ces militaires doivent libérer le président Mohamed Bazoum ». Finie donc la menace d’une éventuelle intervention militaire au Niger, brandie cinq mois avant par la Cédéao.
« Cette affaire d’intervention et ensuite de non-intervention a encore une fois décrédibilisé la Cédéao.
Le même Bola Tinubu, qui avait mobilisé tous les chefs d’État de la Cédéao pour cette intervention, a fait volte-face et, dès lors, tout le monde a fait marche arrière. Cela a donné l’impression d’une institution qui ne respecte pas sa parole, une institution sans poids », analyse Oumar Kanouté, un jeune sociologue ivoirien.
Ce manque d’autorité fait réagir un diplomate ghanéen qui souhaite rester anonyme : « La Cédéao doit se réinventer ou disparaître. Lorsque les militaires nigériens qui ont fait le coup d’État se sont rendu compte que l’intervention n’était plus d’actualité, ils ont décidé de s’installer dans la durée, de faire le dos rond et de renforcer leurs relations avec les juntes malienne et burkinabé ».
Trois juntes claquent la porte
Le manque de fermeté de l’institution régionale, dont les pays membres ne parlent plus d’une même voix, a permis aux trois juntes du Sahel (Mali, Niger et Burkina Faso) de se rapprocher et de claquer récemment la porte de cette organisation. En septembre dernier, ils avaient déjà créé l’alliance des États du Sahel (AES), un pacte de défense mutuelle.
L’annonce de leur départ de la Cédéao a été faite le 21 janvier 2024.
Le lendemain, le ministre malien des Affaires étrangères, Abdoulaye Diop, s’est envolé pour Lomé. Sur place, il a été reçu par le président Faure Gnassingbé, chef d’État de la sous-région le plus populaire aux yeux des trois juntes du Sahel.
« Le Togo a une approche plus humaine, plus réaliste de notre situation. C’est un pays frère qui nous comprend, contrairement à d’autres », a récemment déclaré à France 24 le ministre nigérien de l’Intérieur, le général Mohamed Toumba, personnage influent du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP), lors d’un déplacement à Lomé.
Une force commune basée au Nigeria
L’un des reproches fait à la Cédéao par l’Alliance des États du Sahel (AES) est le manque de solidarité de l’organisation régionale face au terrorisme et à l’insécurité dans la sous-région.
« Certes, la Cédéao a, l’an dernier, donné un chèque de 1,9 million de dollars au Mali, au Niger et au Burkina Faso, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, mais où sont les forces antiterroristes dont on nous parle depuis ? », s’interroge Mamadou Samaké, juriste malien.
En la matière, deux initiatives se chevauchent et, depuis des années, la Cédéao ne parvient pas à trancher, à harmoniser les stratégies. Le premier projet est une force d’environ 2 000 hommes dont le nombre a augmenté en 2023. Cette Force d’attente de la Cédéao (FAC) est l’héritière de l’Ecomog, la force d’intervention de la Cédéao, créée en 1990 pour intervenir au Liberia, un pays alors en proie à une guerre civile.
La FAC, lancée en 2004, est composée de soldats, de policiers et de civils issus des pays de la Cédéao.
Vingt ans après sa création, son bilan ? La FAC est brièvement intervenue au Mali, en 2013, pour aider le régime à lutter contre les jihadistes du nord du pays, avant l’intervention des forces françaises dans le cadre de l’opération Serval, ancêtre de Barkhane.
La FAC est également intervenue en 2017 en Gambie pour chasser du pouvoir le président sortant, Yahya Jammeh, qui refusait de quitter son poste après la victoire d’Adama Barrow à la présidentielle. Théoriquement, les hommes de cette force sont mobilisables à tout moment sur des théâtres extérieurs. Son état-major se réunit à Abuja, au Nigeria, la principale puissance de la Cédéao.
Un manque criant d’efficacité
L’Initiative d’Accra est le second projet régional qui ambitionne de lutter contre le terrorisme et endiguer la progression des groupes jihadistes vers le sud. Il a été discrètement lancée en 2017 par les pays du golfe de Guinée. Le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo, le Mali et le Niger sont les principaux membres et observateurs de cette alliance sécuritaire.
Ce projet a trois dimensions : partage de renseignements, formation des personnels, ainsi que la mise sur pied d’opérations militaires conjointes transfrontalières. Des opérations qui ne sont pas directement dirigées contre les groupes jihadistes, mais contre leurs chaînes d’approvisionnement et de financement.
Faute donc d’harmonisation des visions et des actions, la lutte commune contre l’insécurité et le terrorisme est en panne. Des jihadistes continuent de terroriser les populations. Plusieurs États ne contrôlent plus une partie importante de leur territoire.
Maître Moctar Ndiaye, avocat au barreau de Dakar, se dit inquiet : « Nous créons des organismes généralement pour la forme. La lutte contre le terrorisme et l’insécurité dans notre espace est un véritable leurre, pour le moment. Ça ne fonctionne pas. Pourtant, il faut une Cédéao de la défense, de la sécurité. Aujourd’hui, au sein d’un pays de l’espace Schengen, si un homme est recherché pour crime commis ou pour terrorisme, c’est le branle-bas. Chez nous, c’est très loin d’être rodé ».
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