Mayotte : depuis les manifestations et la venue de Gérald Darmanin, « on a peur de sortir et de se faire attaquer »

Dans la foulée de la visite de Gérald Darmanin à Mayotte, dimanche 11 février en fin de journée, des habitants de Mayotte sont venus cadenasser la porte du stade de Cavani, en plein démantèlement. A l’intérieur, survivent toujours plusieurs centaines d’exilés africains (500, selon l’État) parmi lesquels des Congolais, Rwandais ou encore Burundais.

« Ils sont venus avec des cadenas.

C’était la dernière porte par laquelle on pouvait sortir. Ils ont fermé, ils nous ont dit : « Vous ne pouvez pas bouger de là, et si vous bougez, c’est pour l’Hexagone… », raconte Alain, un demandeur d’asile vivant sur le campement avec sa famille. « Toute la nuit, les gens se sont retrouvés à escalader les murs du stade pour s’approvisionner ».

Les exilés ont appelé la police une première fois, raconte Alain.

Mais « le lendemain, ce n’était toujours pas déverouillé, jusqu’à ce que la police daigne finalement revenir pour couper le cadenas », raconte Daniel Gros, référent de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) sur l’île. Celui-ci, qui était sur place, dénonce une forme de « séquestration ».

Cette histoire de cadenas n’est pas anecdotique : elle est représentative d’une tension à son comble, sur l’île, entre manifestants mahorais et exilés. « Il y a des barrages partout, autour du stade.

Les manifestants refusent que l’on se déplace. Ils ne veulent pas de nous à Mayotte », témoigne Alain.

Cadenas posé dimanche 11 février sur la porte du stade de Cavani, à Mayotte, empêchant les personnes vivant sur le campement de sortir. Crédit photo : DR
Cadenas posé dimanche 11 février sur la porte du stade de Cavani, à Mayotte, empêchant les personnes vivant sur le campement de sortir. Crédit photo : DR

 

« Avec les Africains, on se dit : ‘On reste là où on est, pour éviter autant que possible les interactions' », décrit Alain. « Mais il y a toujours certains délinquants qui nous violentent, ce ne sont pas tous les Mahorais bien sûr ».

Une insécurité grandissante à Mayotte

Le contexte actuel, avec les semaines de manifestation et la venue du ministère de l’Intérieur, n’a fait « qu’aggraver la situation de jour en jour », analyse Éric*, réfugié congolais, membre du comité des demandeurs d’asile et réfugiés de Mayotte. Ce dernier demande à rester anonyme parce que « ces derniers temps, on craint pour notre sécurité, les Mahorais peuvent venir nous trouver ».

Selon lui, « les gens ont peur de sortir de leurs maisons parce que s’ils sortent, ils risquent de se faire attaquer sur les routes, près des barrages ».

Du côté de la population, on justifie la colère ambiante par la hausse de la délinquance, les agressions ultra-violentes de « gangs » de jeunes entre eux mais aussi contre les commerces, les pharmacies, les touristes… Ces bandes organisées sont armées le plus souvent de machettes, de barres de fer ou encore de pieds de biche. Le département ne parvient pas à endiguer cette violence qui a pris une ampleur inédite ces derniers mois.

Fait inédit : le 10 décembre 2023, un mineur de 17 ans est mort par balle à Kawéni, victime de cette guerre des gangs.

« Nous sommes victimes, pas auteurs des agressions », tient à rappeler Eric, le réfugié congolais, qui alerte sur la dangerosité des amalgames.

« Arrêtez de vous montrer, cachez-vous »

Plusieurs témoignages s’accordent aussi à décrire une situation préoccupante : les Mahorais louant leur maison ou une pièce de leur maison à des exilés sont soumis à des pressions pour expulser ces derniers. Infomigrants a pu obtenir un message audio d’une propriétaire qui s’adresse à ses locataires, confirmant ces témoignages.

« Je vous ai dit : ‘Arrêtez de vous montrer, cachez-vous’. Combien de fois je vous ai dit, mais vous ne m’avez pas écouté. Là on vient de m’appeler… Obligé que je dégage tout le monde de chez moi. (…) Vous allez finir le mois, mais je suis obligée d’écouter. Je n’ai pas envie d’avoir de problème », dit cette propriétaire dans son message vocal.

Tout en continuant de remettre en partie la faute sur ses locataires, cette propriétaire poursuit : « Les Mahorais, ils sont fâchés. (…) On m’a obligé de dégager tous les Africains qui sont chez moi, je suis désolée (…) Je demande à tout le monde de partir ».

Avant de conclure : « Quand je dis tout le monde, c’est tout le monde. Parce que là, je n’ai pas envie qu’ils viennent foutre le bordel chez moi. Donc je leur ai demandé jusqu’au 10 mars : vous avez jusqu’au 10 mars ».

Fin janvier déjà, « de nombreuses personnes ont été ainsi mises à la porte, sans possibilité de rester en février », abonde Daniel Gros de la LDH. Quid des propriétaires qui ne cèdent pas tout de suite ? « On vient leur faire la leçon. On ne les lâche pas », soupire le bénévole. « Même les habitants bienveillants, ceux qui rendaient des services ou donnaient des petits boulots, n’osent plus le faire. Car ils reçoivent des pressions ».

La préfecture mise au ralenti : « les gens perdent leurs droits petit à petit »

À cause de ces expulsions, « plein de gens sont revenus au stade de Cavani », raconte Alain. Les centaines de personnes qui s’y trouvent actuellement sont « coincées dans un entre-deux », déplore Daniel Gros.

La préfecture de Mayotte avait engagé un démantèlement du camp en janvier, avec des transferts de personnes vers des hébergements d’urgence en attendant l’aboutissement des démarches administratives – et d’éventuels départs vers l’Hexagone pour ceux qui obtiennent la protection internationale.

Sauf que « lorsque la préfecture a essayé d’installer les migrants dans les hébergements d’urgence, ça a été difficile car il y a eu des blocages contre les mises à l’abri de ces Africains. Forces Vives

veut le démantèlement du camp de Cavani, mais dans l’idée que les gens partent immédiatement du territoire », soupire le référent de la LDH. Depuis, l’opération a même été mis en suspens.

Le démantèlement du camp dans le stade de Cavani et dans ses alentours, à Mayotte, a commencé le 25 janvier 2024. Crédit : DR
Le démantèlement du camp dans le stade de Cavani et dans ses alentours, à Mayotte, a commencé le 25 janvier 2024. Crédit : DR

 

Pour les Comoriens, qui forment l’immense majorité des exilés à Mayotte, les blocages des services préfectoraux induisent des retards dans les renouvellements de titres de séjour. « Les gens perdent leurs droits petit à petit », souligne Daniel Gros. Quant aux ressortissants africains, « ils sont abandonnés au stade de Cavani. Aucune association ne vient sur place. Ils n’ont plus aucun interlocuteur ».

Menace d’une « situation de famine » alors que l’activité associative est à l’arrêt

Et pour cause : la plupart des locaux des associations sont, eux aussi, complètement bloqués par les manifestants. Y compris Solidarité Mayotte, association mandatée par l’État, gestionnaire de la SPADA (structure de premier accueil des demandeurs d’asile). « Tous les bénévoles et salariés de ces associations sont menacés », décrit Daniel Gros. Des exilés mis à l’abri dans des hébergements d’urgence associatifs ont aussi dû les quitter, à cause de ces fermetures…

Et revenir au stade.

Alain y patiente toujours avec sa femme et ses quatre enfants, quatre mois après avoir déposé sa demande d’asile. Il affirme n’avoir pu bénéficier que d’une mise à l’abri provisoire, sur un seul mois, malgré la présence de ses enfants. Aujourd’hui, « je n’ai pas de droits. Même la nourriture, je n’en reçois plus », glisse-t-il.

D’ordinaire, les exilés peuvent toucher un bon d’achat mensuel de 30 euros (soit un euro par jour) pour l’alimentation.

« Mais ce mois-ci, ce bon d’achat n’a pas pu être remis », explique Daniel Gros. « Il est distribué en principe par Solidarité Mayotte… Sauf que Forces Vives bloque leurs locaux. Cette histoire de bon alimentaire, c’est devenu le problème numéro un à Cavani. »

Le référent de la LDH alerte sur la menace d’une « situation de famine » dans le campement. « Les gens continuent de vivre là sans accès à l’eau, à la nourriture, à des soins ».

Droit du sol

L’hostilité envers les associations d’aide aux exilés n’est pas nouvelle. La Cimade, par exemple, avait été l’objet de blocages par des groupes citoyens pendant plusieurs mois d’affilée en 2022.

« Nous avions l’espoir que la venue de Darmanin calme les choses, on était soulagés », se souvient Éric. Mais les annonces du ministre de l’Intérieur sur la fin du droit du sol n’ont pour lui « rien à voir » avec les enjeux de sécurité et de délinquance dont les exilés, comme les Mahorais, mettent en avant.

L’ambition de mettre fin au droit du sol le laisse perplexe.

« Mayotte est française, et le droit du sol c’est pour tous les Français. Un enfant né ici à Mayotte, il ne va pas retourner au pays si son père ou sa mère y a fui des massacres… » De la même façon, ces annonces plongent Alain et sa famille dans l’incertitude : « C’est la République qui décide par rapport à sa politique… Mais nous aimerions comprendre : une fois que l’on met des enfants au monde ici, quel sera leur sort ? »

Aujourd’hui, Éric attend seulement que « les manifestations se calment pour que la situation s’améliorer un peu ».

En attendant, les discriminations xénophobes s’aggravent : « Si tu montes dans un taxi mahorais, on entend le mauvais accent, on te dit : « Ah tu es un Africain, tu sors ». Il y a aussi des commerces d’Africains, des gens qui ont des papiers tout ça, mais les Mahorais disent : « Ah non c’est un africain, on ne va pas acheter » », déplore-t-il.

Sans parler de la recherche de travail : « On ne veut plus de nous pour trouver du boulot.

Dès qu’on voit que tu es Africain sur ta candidature, c’est compliqué… » Éric vit depuis de longs mois à Mayotte et s’impliquait dans la vie de l’île, au sein du comité de demandeurs d’asile et réfugiés. Mais « avec ce qu’il se passe ces derniers temps, ce racisme contre les Africains, je ne compte pas rester à Mayotte. »

infomigrants

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