En France, la justice face au défi du « terrorisme de masse »

En cinq ans, le parquet national antiterroriste en France a connu un « changement d’échelle » pour s’adapter à l’ère du « terrorisme de masse ». À quelques semaines de son départ, le magistrat qui le dirige, Jean-François Ricard, dresse dans un entretien à l’AFP un tableau de la menace en 2024 et des défis qu’elle pose.

Changer pour s’adapter à l’ère du « terrorisme de masse » : voici l’un des principaux défis qu’a connu ces dernières années le parquet national antiterroriste (Pnat) en France. À quelques semaines de son départ, le magistrat qui dirige le Pnat, Jean-François Ricard, dresse un tableau de la menace en 2024 et des défis qu’elle pose.

Celui qui fut le premier à diriger ce parquet spécialisé, créé en 2019 après la vague d’attentats qui a touché la France au milieu des années 2010, doit bientôt rejoindre le cabinet du ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti, comme conseiller spécial chargé de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée.

Premier défi pour son successeur au Pnat – qui n’a pas encore été nommé : les JO Paris-2024.

Jean-François Ricard l’assure : « Tout est organisé depuis des mois, en lien avec les services de police judiciaire, avec les services de renseignement, pour agir au plus près et de manière la plus efficace pour empêcher la réalisation d’actions terroristes à cette occasion ».

À l’heure du bilan, le magistrat de 67 ans, qui cumule 20 ans de carrière dans l’antiterrorisme, aussi bien comme parquetier que comme juge d’instruction, résume : « On est véritablement passés à ce qu’on appelle un terrorisme de masse, auquel il a fallu répondre par le droit ».

Existence d’une « menace projetée » d’Asie centrale

Face à cela, le Pnat est devenu une « formidable machine à juger », salue-t-il. Depuis sa création, 81 dossiers de terrorisme jihadiste sont passés devant la cour d’assises spécialement composée, soit « huit fois plus » qu’entre 1994 et 2019, tandis que 260 affaires ont été jugées devant le tribunal correctionnel.

« C’est un changement complet d’échelle. À telle enseigne que face à la montagne qu’il fallait franchir au début de la création du Pnat, on était un certain nombre à se poser la question : ‘est-ce qu’on va réussir ?' », se souvient-il. « Et cela va durer, il y en a encore pour des années », prédit-il.

Parallèlement, le nombre d’enquêtes est lui aussi « élevé », avec « un peu moins de 700 dossiers » en matière de terrorisme, enquêtes préliminaires et informations judiciaires confondues.

Pour le magistrat, la menace est aujourd’hui multiforme, avec « des générations » et des « phénomènes » qui « coexistent, ce qui en rend la lecture peut-être plus compliquée » qu’auparavant. Pour l’instant, « on n’est pas (…) en présence d’une période d’action de grande envergure ».

Mais il existe « une menace projetée qui n’est plus totalement négligeable, notamment ce qui est lié à l’État islamique du Khorassan (EI-K) avec des risques de projection venant d’Asie centrale souvent avec des relais du Caucase Nord, Ingouchie, Tchétchénie, Daguestan », indique-t-il.

Cette branche est soupçonnée d’avoir perpétré l’attentat de Moscou qui a fait 139 morts vendredi.

Jean-François Ricard met aussi en garde contre les potentielles « répercussions » du conflit entre Israël et le Hamas. Les « périodes de repli » sont aussi « d’une grande utilité » pour les organisations terroristes, qui en profitent pour « réinvestir des zones de notre territoire pour mieux les idéologiser, mieux recruter, mieux réfléchir », explique-t-il.

Une « nouvelle génération » et des « vétérans du jihad »

Dans ce contexte, une « nouvelle génération » est apparue, à côté des « vétérans du jihad », de « très jeunes » majeurs, voire des mineurs, « impliqués dans des projets d’action violente » et « en lien avant tout par des réseaux sous forme numérique ».

Un adolescent de 14 ans a ainsi été mis en examen vendredi, soupçonné d’avoir projeté un attentat contre un centre commercial à Lille.

Un phénomène, illustré selon lui par l’attentat d’Arras dans lequel un professeur a été tué par un ancien élève, le préoccupe en particulier : le « refus absolu pour des raisons idéologico-religieuses de nos valeurs, de nos principes, par un certain nombre de personnes assez jeunes souvent », qui rejettent « la laïcité », « la liberté d’expression » et éprouvent une « haine absolue de la démocratie ».

Autre inquiétude pour Jean-François Ricard : les détenus radicalisés qui sortent de prison. Désormais, « entre 70 et 80 condamnés pour des faits de terrorisme jihadiste sortent chaque année ».

« Notre objectif est d’éviter les sorties sèches », autrement dit « d’avoir les suivis les plus adaptés à leur situation et suffisamment longs également », expose-t-il.

Résurgence de l’ultradroite

À côté du terrorisme jihadiste, d’autres menaces existent. Avec au premier chef, la résurgence de l’ultradroite, avec une quinzaine de dossiers ouverts depuis 2017, dont huit déjà jugés. Du côté de l’ultragauche, « la situation n’est pas la même ». Une seule affaire a été jugée fin 2023, dans laquelle sept personnes ont été condamnées à Paris. 

Le Pnat a « la volonté d’avoir une vision ultra-rigoureuse de la notion de terrorisme », définie par le Code pénal comme une « entreprise dont la finalité est de troubler l’ordre public par l’intimidation ou la terreur », assure-t-il. « Sinon, ça peut être des manifestations violentes, voire très violentes, ça peut être de la casse, ça peut être une certaine forme d’intimidation mais ça n’est pas du terrorisme », déclare le magistrat.

Fin 2022, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, avait dénoncé l' »écoterrorisme » d’une partie des manifestants anti-bassines de Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres.

« Ce serait un cadeau fait à ces gens-là qui seraient ravis de se retrouver poursuivis pour une qualification qu’ils pourraient ensuite contester publiquement devant une juridiction et qui en ressortiraient les grands bénéficiaires après avoir été poursuivis de manière erronée », prévient Jean-François Ricard.

AFP

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