En Géorgie, les exilés russes entre peur et solidarité

De notre envoyé spécial à Tbilissi – Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, environ 100 000 Russes se sont réfugiés dans la petite république du Caucase. Beaucoup poursuivent leurs activités dans les services informatiques, en travaillant à distance. D’autres ont ouvert des commerces. La plupart expriment leur solidarité avec les Géorgiens qui, chaque soir, manifestent contre la loi sur “l’influence étrangère”.

Nous l’appellerons Sofia. Cette jeune femme de 26 ans souhaite conserver l’anonymat. Et refuse qu’on la prenne en photo. Nous l’avons rencontrée dans un café du quartier branché de Vera, à Tbilissi, qu’affectionne la communauté des jeunes Russes de la capitale géorgienne. 

Dans un anglais parfait, elle raconte avoir « quitté Saint-Pétersbourg – la plus belle ville du monde –  il y a presque deux ans, à l’automne 2022. Mais dans ma tête, je vis toujours en Russie ».

Son petit ami, un informaticien, travaille à distance pour des clients qui sont, eux, physiquement en Russie. Sofia, elle, donne des cours d’anglais et propose une aide en ligne à des réfugiés ukrainiens qui se sont établis aux États-Unis ou en Grande Bretagne et qui souhaitent améliorer leur anglais, ou rédiger un CV.

Une vie d’exilée en somme, entourée d’amis russes qui, comme elle, ont fui le régime de Vladimir Poutine qui, année après année, s’est durci.

« Nous avions manifesté quand Navalny a été empoisonné, puis quand il a été emprisonné. Et puis il y a eu la guerre en Ukraine, et quand la mobilisation partielle a été décrétée [en septembre 2022 NDLR], nous avons perdu tout espoir. Nous sommes partis parce que nous nous sentions en danger.

Rester là-bas était insupportable, la guerre était partout. »

Un tag demandant la libération de l'opposant russe Vladimir Kara-Mourza sur les murs de Tbilissi, la capitale géorgienne.

Un an et demi plus tard, les murs de sa ville d’adoption sont recouverts de graffitis antirusses.

En cause, une loi visant à réduire « l’influence étrangère » en Géorgie que les manifestants opposés à son adoption appellent « loi russe ». 

Car cette loi n’est pas sans rappeler un texte entré en vigueur il y a une dizaine d’années en Russie. Si cette loi visait dans un premier temps les ONG de défense des droits de l’Homme recevant des fonds de pays occidentaux, elle s’est peu à peu muée en un outil implacable de répression politique.

« En Russie, des gens ordinaires sont devenus du jour au lendemain des agents étrangers », explique Sofia.

« Ça n’a plus rien à voir avec des financements étrangers. Vous pouvez devenir un agent étranger si le gouvernement dit que vous êtes sous l’influence de sociétés ou d’individus étrangers. Il y a une blague très populaire en ce moment qui dit que Karl Marx était peut-être un agent étranger ! ».

Les Géorgiens qui se sont massivement mobilisés contre l’adoption de cette loi craignent que leur pays ne glisse vers un modèle russe, oligarchique et dictatorial. « Nous soutenons pleinement les Géorgiens en ce moment. Le gouvernement russe est horrible et essaie d’imposer sa loi ici. Je prie pour les Géorgiens. J’espère qu’ils pourront se protéger et garder leur indépendance. Si la loi passe, elle aura des conséquences dramatiques », glisse-t-elle dans un sourire triste.

Dans un autre café du quartier, lui aussi fréquenté par beaucoup de Russes exilés, nous avons rencontré Iouri, 39 ans.

Un brin taciturne, il dit avoir quitté Moscou à l’automne 2022, quand l’ordre de mobilisation partielle pour envoyer plus de troupes en Ukraine a été décrété.

Attablé avec deux amis, entre cigarettes et cafés en gobelet, il raconte avoir pu garder son job. « Je travaille pour une grosse société russe de vidéosurveillance, pour les entreprises.

Mon boss n’a pas objecté quand je lui ai dit que j’allais travailler à distance, depuis l’étranger”.

Un café de Tbilissi dont le propriétaire et la majorité de la clientèle sont russes.

Le visage fermé, Iouri dit soutenir les manifestants et s’être joint à plusieurs reprises aux cortèges. « À l’heure actuelle, c’est effrayant de se tourner vers la Russie.

Je comprends les Géorgiens qui veulent aller vers l’Europe. Les gens sont extrêmement courageux et ils protègent leur avenir ».

« Je vois les méthodes russes se répéter ici : la répression contre les manifestants, le fait qu’on impose des choses aux gens… Ça se fait petit à petit, et les résultats sont très tristes.

En Russie aujourd’hui, tous ceux qui, de près ou de loin, s’opposent à la façon de penser du pouvoir sont qualifiés d’agents de l’étranger. C’est un régime fasciste ».

Sofia comme Iouri n’imaginent pas retourner en Russie avant longtemps.

« Ce serait dangereux et insensé. Je ne vois pas comment ça pourrait changer. Tant que les choses ne changent pas, ce serait physiquement dangereux pour moi de retourner en Russie », affirme Iouri. Quant à Sofia, elle dit que si elle avait un quelconque espoir de retour, il s’est fortement éloigné depuis l’assassinat d’Alexeï Navalny.

Des commerces et une communauté russes

Les citoyens russes n’ont pas besoin de visa pour entrer en Géorgie et n’ont pas de démarches à effectuer pour obtenir un droit de résidence pendant la première année de leur séjour. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, Tbilissi est vite devenu un refuge proche et facile d’accès pour environ 100 000 Russes.

Cette estimation est basée sur des données publiées par le ministère géorgien de l’Intérieur, qui publie le nombre d’entrées et de sorties de citoyens russes en Géorgie. Mais elle reste imprécise.

La présence de ces exilés est pourtant bien visible et a parfois déclenché des controverses. Leur arrivée brutale a fait monter les prix de l’immobilier dans la capitale géorgienne et dans certaines villes balnéaires de la mer Noire.

Le nombre d’entreprises ouvertes par des citoyens russes en Géorgie depuis le début de la guerre est, lui, plus facile à cerner.

Selon des chiffres publiés par le Registre du commerce de Géorgie, plus de 26 000 sociétés ont été enregistrées en Géorgie par des citoyens russes en 2022 et 2023.

96% d’entre elles sont des auto-entreprises. 73% ont déclaré des activités dans le secteur des technologies de l’information (IT, services informatiques), 5% dans le design et la publicité, 4% dans la restauration et l’hôtellerie et 2% dans l’immobilier et la construction.

À Tbilissi, on évalue à 200 le nombre de bars et de restaurants ouverts par des Russes en deux ans.

Irina (au milieu) inspecte les travaux en cours de sa future cave à vin, à Tbilissi le 13 mai 2024.

Irina Mir, 31 ans, fait partie de la communauté des entrepreneurs russes de Tbilissi qui a fui la guerre et veut continuer à faire des affaires. Dans le quartier plutôt huppé de Vake, elle nous a donné rendez-vous dans la cave à vin qu’elle s’apprête à ouvrir. 

Ravie de parler à un journaliste occidental au milieu de ses travaux, elle ne cache pas son identité et veut parler de ses projets : après avoir monté une agence immobilière, elle va ouvrir cet espace pour « exposer » du vin que l’on pourra même acheter en NFT ou en cryptomonnaie. Elle dit aussi avoir acheter un terrain pour bâtir un « écovillage » (ou un spa) à quelques kilomètres de Tbilissi.

Après cette présentation enthousiaste qui semble tirée d’une brochure en papier glacé à destination d’investisseurs internationaux, le débit d’Irina ralentit quand elle évoque son départ de Russie.

« Je vivais à Moscou et je travaillais dans une très grande société immobilière. Je me suis occupé de grosses opérations, notamment avec des sociétés turques », raconte-t-elle dans un mélange de russe et d’anglais. 

« J’ai quitté la Russie en mai 2022, parce que je me sens très proche des Ukrainiens. Je connais beaucoup de gens en Ukraine. Ce point de vue n’est pas très acceptable pour le peuple russe. C’est un peu dangereux pour moi de retourner en Russie en ce moment ».

Irina  (à droite) et une amie russe dans la cave à vin qu'elle va ouvrir à Tbilissi, Géorgie, le 13 mai 2024.

Difficile d’en savoir plus, si ce n’est qu’Irina a pleuré la mort d’Alexeï Navalny et que « la réélection de Poutine signifie que la situation va rester la même. Elle ne changera évidemment pas en mieux ».

Pressée d’en finir avec les sujets politiques, elle exprime sans détour son soutien aux manifestants géorgiens. « Ces manifestations m’impressionnent, elles donnent de l’espoir parce que les gens veulent choisir leur avenir.

C’est précisément ce qui n’est pas possible en Russie. Les Géorgiens sont très courageux ».

Devant un verre de vin, la jeune femme vante à nouveau l’hospitalité des Géorgiens à son égard. Et quand on l’interroge sur la nationalité des investisseurs qui s’intéressent à ses projets dans le pays, elle affirme qu’ils sont installés dans l’Union européenne et qu’ils parlent russe.

Opposition à la guerre et business

Les projets et ambitions d’Irina rappellent que la Géorgie est devenue un peu plus qu’un refuge pour les Russes fuyant la mobilisation et la dictature. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’ex-république soviétique est aussi devenue une destination prisée pour les capitaux russes.

Selon la Banque nationale de Géorgie, 1,5 milliard de dollars de capitaux russes sont entrés en Géorgie en 2023 – c’est quatre fois supérieur à la moyenne des dix années précédentes.

En 2022, ce chiffre s’élevait à plus de 2 milliards de dollars (cinq fois plus que la moyenne).

En refusant d’adopter des sanctions économiques contre la Russie, à l’instar de son voisin turc, la Géorgie est devenue un pays stratégique pour Moscou. Les nombreuses entreprises crées par des Russes en Géorgie peuvent aider particuliers ou entreprises à contourner les sanctions occidentales ou à rapatrier des fonds.

Avec le bras de fer qui s’est engagé autour de la loi sur l’influence étrangère, la petite Géorgie et ses 3,7 millions d’habitants parviendra-t-elle à maintenir un équilibre entre ses aspirations à l’intégration européenne et les exigences de son belliqueux voisin russe ?

Les exilés russes de Tbilissi l’espèrent et soulignent le calme et la détermination des manifestants.

Quand on demande à Iouri s’il n’est pas effrayé par les slogans et les pancartes antirusses, il répond d’un « Niet » catégorique.

« Les manifestants sont contre la loi mais ne sont pas opposés à la présence des Russes en tant qu’êtres humains. C’est le système russe qui est tout à fait inacceptable. Je ne le prends absolument pas personnellement ».

france24

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